«Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi, mais elle doit être loi parce qu’elle est juste», écrivait Montesquieu, auteur de L’Esprit des Lois dont la notion de séparation des pouvoirs, inédite dans une France où le monarque absolu de droit divin concentrait tout le pouvoir sur sa personne à la manière d’un Louis XIV qui proclamait sans se troubler «L’État, c’est moi», allait être inscrite dans la Constitution de 1791 et traverser l’histoire constitutionnelle bien troublée de la France, jusqu’à la Constitution de 1958 en vigueur à ce jour. Cependant qu’ailleurs dans le monde, d’autres régimes bien trop nombreux s’obstinent à renier ce principe, l’un qui a fait plus particulièrement parler de lui depuis l’an dernier étant le Belarus, l’ancienne Biélorussie soviétique, que dirige depuis 1994 Alexandre Loukachenko.
Depuis 1996, la présidence de l’ancien favori du peuple a pris les traits du despotisme. Dans un triste rappel des temps anciens de l’URSS, le Belarus ne connaît désormais plus de loi que celle qu’applique le pouvoir pour se maintenir en place, un pouvoir qui n’a plus de nom que celui de l’homme qui le tient – Alexandre Loukachenko et lui seul.
S’il y a quelqu’un que le régime Loukachenko ne pourra toutefois pas tromper sur la loi et son application, quelqu’un qui la connaît trop bien pour ne pas voir à quel point le Belarus a sombré dans le non-droit et s’y opposer, c’est bien Oleg Voltchek. Ancien enquêteur au Parquet du District de Frunzensky à Minsk et désormais avocat, Oleg Voltchek a créé la fondation humanitaire Assistance Juridique à la Population, interdite par les autorités en 2003 mais qui poursuit malgré tout son travail, ainsi que le mouvement Défenseurs de la Patrie, composé d’anciens fonctionnaires des forces de sécurité, des tribunaux, des douanes et d’autres services encore de l’État, unis pour la défense des principes démocratiques, le combat contre la corruption et l’opposition sans faille à l’arbitraire.
Plusieurs fois récompensé à l’étranger pour son action, Oleg Voltchek a aussi été plusieurs fois arrêté, jugé et condamné dans son pays. De passage à Paris où il participait à un rassemblement de l’association Communauté des Bélarusses, il a pris le temps de nous éclairer sur la situation au Belarus, en particulier celle que peut y connaître un Défenseur des Droits Humains (DDH) tel que lui.

MY GLOBAL SUBURBIA – Voilà vingt ans, en 2001, Slobodan Milošević, Président de la Yougoslavie aujourd’hui disparue, avait été battu aux urnes par son opposant Vojislav Koštunica et évincé du pouvoir. Furieux, Alexandre Loukachenko avait déclaré «Il n’y aura pas de Koštunica au Belarus !». L’an dernier, avant même l’élection présidentielle, il avait ainsi mis en garde l’opposition à sa dictature : «Nous ne vous donnerons pas le pays !». Comment expliquez-vous qu’un homme qui peut ainsi dire «Même si le suffrage universel me désavoue, je ne partirai pas» ait pu se maintenir au pouvoir pendant vingt-six ans à ce jour ?
OLEG VOLTCHEK – Au Bélarus, les premières élections libres ont eu lieu en 1994. A ce moment-là, Alexandre Loukachenko avait l’air de quelqu’un de cool, comme s’il était votre voisin, accessible à tous. Il se déplaçait en région, il était proche du peuple. C’est ce comportement sain et accessible qui lui a permis de gagner les élections.
Loukachenko avait fait au peuple des promesses d’ordre très général, un peu comme celles de Lénine en son temps, «Je vous rendrai la terre, je vous donnerai une nouvelle vie, votez pour moi». A ce moment-là déjà, des dysfonctionnements étaient apparus lors du comptage des voix après les élections ; il s’agissait toutefois d’incidents mineurs, qui n’ont pas empêché Alexandre Loukachenko de devenir le Président légitime. Mais au bout de trois mois seulement de la présidence de Loukachenko, le peuple avait compris qu’il n’y aurait pas de changement, pas de démocratie, pas de modernisation de l’industrie ni de l’agriculture, et que dans ce pays, tout allait continuer comme à l’époque soviétique.
Dès le printemps 1995, Loukachenko posait au Belarus trois questions par référendum : premièrement, approuvez-vous l’application de la peine de mort, deuxièmement, acceptez-vous que le Belarus ait deux langues officielles en le russe et le bélarusse, et troisièmement, acceptez-vous le transfert d’une partie du pouvoir des élus locaux à l’administration de l’État ? Déjà à cette époque, Minsk avait fait appel aux forces de l’ordre pour mettre la pression sur les députés et autres élus.
Et encore, cela n’avait pas suffi à Loukachenko. En octobre 1996, il avait aussi proposé un référendum pour changer la Constitution du Belarus, et le résultat en a été de lui confier un pouvoir quasi absolu. Il pouvait désormais nommer seul le Procureur Général, les ministres, même les directeurs d’usines. Il se retrouvait avec le droit de nommer tout le monde. L’existence de l’Assemblée nationale, le parlement du Belarus, a été annulée. Le Président de l’Assemblée, Semyon Sharetsky, qui devait prononcer un discours pour s’opposer à cette éventualité, n’a pas été autorisé à pénétrer dans l’enceinte du parlement et n’a donc pas pu s’exprimer. C’est ce jour-là qu’un élu a dit : «Cette fois, le fascisme est arrivé au Belarus» ! Quant à Semyon Sharetsky, il a été obligé de fuir le Belarus après avoir appris que Loukachenko avait ordonné aux forces de sécurité de l’arrêter et l’assassiner.
C’est depuis cette époque, octobre 1996, que le Belarus vit sous la dictature. Parce que Loukachenko a tout fait pour que, désormais, le pouvoir lui appartienne et à lui seul.
Aujourd’hui, le sentiment que donne le Belarus, c’est celui d’être une dictature comme en Amérique latine.
Et c’est vrai qu’en 1999, Loukachenko avait apporté son soutien à Milošević. Il s’est opposé à l’Opération «Force déterminée» menée par l’OTAN au Kosovo, proclamant «Ici au Belarus, nous n’aurons pas de conflit et nous n’aurons pas d’opérations militaires !». A cette époque, il a commencé à renforcer les pouvoirs de l’armée et de la police. Au demeurant, depuis 1996, le Belarus est le pays où le nombre de policiers par habitant est le plus élevé au monde.
Au moment du changement de constitution, Loukachenko avait affirmé qu’un Président ne pourrait effectuer plus de deux mandats. Or, en 2004, il a annoncé un nouveau référendum en demandant à pouvoir proroger son mandat, et avec l’amendement constitutionnel qu’il a ainsi obtenu, il peut maintenant rester au pouvoir aussi longtemps qu’il le souhaitera.
Depuis 1996, la répression contre les opposants, contre les gens qui ont le courage de dire la vérité, contre les gens qui recherchent la liberté, se fait sans cesse plus dure. Depuis 1999, c’est le règne de la peur, car même les politiques les plus réputés disparaissent, j’entends physiquement, à cause de Loukachenko. Aujourd’hui, le sentiment que donne le Belarus, c’est celui d’être une dictature comme en Amérique latine.
Par exemple, après avoir garé sa voiture devant chez lui, l’ancien général du KGB Youri Zakharenko a disparu et plus jamais on ne l’a revu. Voilà trois mois, Viktar Hanchar, célèbre opposant à Loukachenko, a disparu lui aussi, en compagnie de l’un de ses amis qui est un homme d’affaires. Le 7 juillet 2000, le journaliste Dmitry Zavadsky était parti à la rencontre de son confrère Pavel Sheremet, mais il n’est jamais arrivé au rendez-vous. En chemin, il a disparu.
Quant à la peine de mort, les DDH du Belarus comme du monde entier ont pu constater que Loukachenko l’appliquait à quiconque faisait obstacle à sa volonté. Tous les ans, la répression s’intensifie et le nombre des prisonniers politiques augmente. En 2007 et 2008, Loukachenko les avait tous libérés, dans l’espoir de pouvoir être enfin admis au Conseil de l’Europe, mais cela n’a guère duré car, dès 2010, il employait de nouveau la force pour faire pression sur l’opposition. Par la suite, le Ministère des Affaires Étrangères du Belarus a beaucoup travaillé pour faire lever les sanctions contre le pays, ce qui est finalement arrivé en 2015.
Ce que les élections de 2020 ont démontré au monde, c’est que Loukachenko ne veut pas partir et envoyant toujours le même message, «Je ne quitterai jamais le pouvoir, je refuse tout changement, je veux que tout reste ainsi pour toujours». Souvent, l’on me demande pourquoi la dictature est en place depuis si longtemps. Un homme politique très connu, Hans-Georg Wieck, ancien ambassadeur d’Allemagne au Belarus, a déclaré que tant que Loukachenko serait au pouvoir, aucun changement ne pourrait avoir lieu.
MY GLOBAL SUBURBIA – Tout cela paraît bien désolant, quand l’on pense au rôle qu’a joué le Belarus dans la création de la Communauté des Etats indépendants (CEI), sous la houlette de son Président Stanislaw Chouchkievitch, en 1991. A propos de la CEI, justement, ici en Europe, lorsque l’on y observe les troubles politico-militaires actuels, le nom d’un seul homme revient toujours : Vladimir Poutine, le Président de la Fédération de Russie. Qu’il s’agisse de l’Ukraine où la Russie a annexé la Crimée et contrôle de fait la moitié est du pays, de la Géorgie attaquée en 2008, du conflit entre Arménie et Azerbaïdjan ravivé récemment et où Moscou a très bien su placer ses pions, ou encore des pays baltes – Lituanie, Lettonie et Estonie – membres de l’Union européenne mais constamment sous la menace russe, le rôle joué par Vladimir Poutine y est clair. Aujourd’hui au Belarus, si la situation y est très largement l’œuvre d’Alexandre Loukachenko, quel est le rôle qu’y joue ou non Vladimir Poutine et en quoi ses relations avec Alexandre Loukachenko sont-elles ici à l’œuvre ?
OLEG VOLTCHEK – Il faut savoir que Vladimir Poutine fait partie de l’élite russe, une élite qui a conservé un certain niveau de pouvoir dans tous les anciens pays soviétiques. Pour le conserver, cette élite déploie une conséquente propagande pour expliquer que le peuple russe mérite le meilleur et que la politique de Vladimir Poutine aide à sauvegarder la stabilité dans certains endroits du monde.
Pourquoi le Belarus est-il le partenaire le plus proche de la Russie ? En 1996, Boris Eltsine, alors Président de la Russie, avait signé avec Minsk un pacte faisant des deux pays des partenaires très proches. Sur la base de ce partenariat, Russes et Bélarusses sont dispensés de demander un visa pour voyager entre les deux pays. Nous avons signé un nombre important de contrats de coopération industrielle ou commerciale – et même militaire, car nombre de deals en la matière sont conclus au Belarus et le client le plus important, c’est toujours la Russie. Le Belarus abrite toujours plusieurs bases militaires russes, ainsi qu’une base spatiale de Moscou.
Les conflits qui peuvent apparaître entre Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko ne sont guère que de légères disputes entre amis.
Par ces mêmes accords, le Belarus a le droit de vendre ses produits en Russie sans quota, sans aucune limite, cependant que la Russie distribue pétrole et gaz au Belarus à très bon marché. En contrepartie, le Belarus s’engage à soutenir toutes les décisions de Vladimir Poutine en matière de politique internationale. Pour la Russie, le Belarus représente une partie très importante de son économie, car le pays constitue son seul lien terrestre vers l’Europe.
Donc, même les conflits qui peuvent apparaître entre Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko ne sont guère que de légères disputes entre amis. Et si Poutine est très engagé auprès de Loukachenko, c’est aussi parce qu’il touche quelques 60 milliards de dollars par an comme cadeau de Moscou. Mais depuis qu’elle lui a consenti un prêt, la Russie ne peut plus donner autant d’argent à Loukachenko et l’aide russe se fait donc moins importante.
Pour nous aujourd’hui, ce soutien de la Russie représente un obstacle majeur à la tenue d’élections indépendantes, parce que même nos fonctionnaires bélarusses prennent exemple sur le fonctionnement de la Russie et le reproduisent à leur tour.
D’un autre côté, l’élite russe n’est plus aussi déterminée que dans le passé à soutenir Loukachenko, car il fait l’objet de sanctions du monde entier et cette élite ne sait donc plus quoi faire ; à présent, elle souhaite son départ. La Russie a également compris qu’il n’était plus possible aujourd’hui de négocier avec Loukachenko, car il ne tient même pas ses promesses à Poutine. Il devait organiser l’automne dernier un référendum sur un rattachement du Belarus à la Russie, et il ne l’a pas fait. En février dernier, Loukachenko est allé trouver Poutine en espérant obtenir une aide de 3 milliards de dollars, mais selon moi, il est revenu de Moscou bredouille.
Le résultat en est que, pour Loukachenko, le seul moyen de se maintenir au pouvoir, c’est de durcir sans cesse la répression, accroître le nombre des prisonniers politiques et, de cette façon, gérer le pays par la peur.
Malgré tout, dans tous les couloirs politiques des anciens pays soviétiques, les responsables sont convaincus que le véritable souhait de Poutine, c’est que Loukachenko parte, qu’il quitte le pouvoir.
MY GLOBAL SUBURBIA – Vous êtes avocat et DDH, et dans toute l’ex-Union soviétique, c’est là une profession à risque. Ici en France, ce que l’on disait du Belarus, pour le peu que l’on en parlait, avant les événements d’aujourd’hui ne peut que porter à s’inquiéter pour vous, car la description du pays était la suivante, une description double : d’une part, la dernière dictature d’Europe, d’autre part, le dernier pays européen à conserver dans sa législation la peine de mort. A quelqu’un qui, en France ou, plus largement, en Europe occidentale, voudrait aider et soutenir cette cause de la liberté et de la démocratie au Belarus, que pourriez-vous conseiller utilement ? Comment faire pour sensibiliser l’opinion, faire comprendre ce qui se passe au Belarus, et avoir un impact y compris jusqu’à Minsk ?
OLEG VOLTCHEK – Tout d’abord, je tiens à remercier tous les citoyens de l’Union européenne pour le soutien que j’ai reçu en vingt-deux ans de carrière, et plus spécialement depuis l’élection présidentielle de 2020.
Un article dans la presse, long ou court, une manifestation, vaste ou plus restreinte, il n’y a pas de petite ou de grande action de soutien. Chaque action nous aide à montrer au monde entier la situation réelle et dangereuse au Belarus, et plus encore, à empêcher cette situation de se dupliquer en Europe.
Je ne parle pas ici d’un soutien seulement moral ; il faut qu’il soit aussi matériel, sous la forme d’une aide aux familles des prisonniers politiques et, par exemple, de l’accueil par les pays européens des réfugiés politiques bélarusses, notamment en France, en Pologne et en Lituanie, ces gens qui peuvent être arrêtés s’ils rentrent chez eux.
Mon rôle, qui est aussi le rôle de tous les militants et de tous les gens actifs dans la vie politique, c’est d’alerter l’Europe sur l’impossibilité de vivre dans la liberté et la démocratie alors que, tout juste à ses frontières, il existe un pays où subsiste la peine de mort et où les prisons renferment des détenus politiques.
Le Belarus est la dernière dictature de notre continent et cette situation peut avoir un impact très négatif, tant sur l’Europe ancienne que sur la nouvelle Europe que nous sommes en train de construire.
La réaction des politiques et des milieux d’affaires qui ont décidé de cesser de traiter avec le Belarus a affaibli le pouvoir de Loukachenko, car cela le prive du soutien financier dont il a besoin pour continuer dans cette voie. Je sais que la France avait fourni les uniformes pour la police bélarusse et qu’après l’élection présidentielle de l’an dernier, elle a cessé de le faire.
Jamais Loukachenko n’abolira la peine de mort. Pour la maintenir en place, il se cache derrière le référendum qu’il avait organisé dans les années 1990 et le vote populaire en faveur de la peine capitale à l’époque. Nous, DDH bélarusses, avions proposé à tout le moins un moratoire sur l’application de la peine de mort, mais même cela a été rejeté.
C’était une initiative très utile de placer certains hauts fonctionnaires bélarusses sur une liste noire, de telle manière qu’ils ne peuvent plus venir en Union européenne. Aujourd’hui, l’Europe doit comprendre que le Belarus est la dernière dictature de notre continent et que cette situation peut avoir un impact très négatif, tant sur l’Europe ancienne que sur la nouvelle Europe que nous sommes en train de construire. Nous sommes très reconnaissants envers Bruxelles, car autant auparavant, l’on y peinait à comprendre combien le Belarus pose un problème sérieux, autant la compréhension s’est aujourd’hui améliorée et l’on commence à prendre des décisions importantes, en cohérence avec la situation sur place.