Quand une femme est violée, c’est toujours sa faute. Jupe trop courte, décolleté trop plongeant, attitude aguicheuse … Tout est bon pour jeter l’infamie sur celle qui subit ainsi le pire des outrages à son corps, sa féminité, sa dignité d’être humain même. «L’image d’Eve et de la pomme» que chantait Jean Ferrat a la vie dure, la femme est une tentatrice née, l’homme la pauvre victime de ses éternelles manigances. De l’art d’emprisonner les femmes entre l’idée de «sexe faible», consubstantiellement incapable d’égaler le «fort» que serait le sexe masculin, et, dans un immonde paradoxe, celle de sexe fourbe, privant l’homme de toute liberté de décision quant à sa vie, jusqu’à lui ôter le contrôle de pulsions sexuelles qui seraient chez lui plus à vif – et qui, poussées à bout par une femme qui ferait fi de sa malédiction biblique, entraînerait ainsi son propre viol. A ses risques et périls.
En 2017, le mouvement MeToo et le slogan «Balance Ton Porc» ne sont pas sortis du néant, pas plus que le titre Balance Ton Quoi de la chanteuse belge Adèle en 2018. La fin de l’année 2019 aura vu plus spécialement s’ajouter à ces revendications la pédophilie, avec de nouvelles accusations contre le cinéaste Roman Polanski et l’écrivain Gabriel Matzneff. En France ou ailleurs dans le monde, plus question pour les femmes d’accepter le sort d’une malheureuse victime africaine qui, sous les caméras de Raymond Depardon dans son documentaire Faits divers en 1983, voyait le policier auquel elle avait fait état de son viol lui enjoindre, reconnaissant la faute du violeur mais lui témoignant une parfaite solidarité du slip, de «s’excuser» pour lui avoir «fait passer une sacrée soirée». Un slogan des femmes chiliennes provenant d’une chanson accompagnée d’une chorégraphie, depuis reprise à travers le monde, le dit aujourd’hui clairement : «Le violeur, c’est toi !».
Quelle femme victime de viol ne mériterait pas que son histoire soit connue du monde entier ? Chaque viol est un drame, un féminicide à sa façon, même si la victime, diront les éternels fatalistes, n’en meurt pas … Du moins, pas physiquement. Certains cas parviennent à attirer l’œil de la presse et deviennent ainsi médiatisés, au niveau local, national, voire pour certaines international. Mais d’autres restent dans l’ombre, faute d’avoir pu intéresser un journaliste, alors même qu’ils peuvent pourtant révéler l’un des aspects les plus sordides de la justice patriarcale. C’est ce qui est arrivé à une jeune Géorgienne voici bientôt trois ans, et aujourd’hui, l’organisation de défense des femmes Equality Now, basée à New York, permet à son histoire d’être enfin entendue. Et il le faut. Car ce viol a vu la police, l’institution pourtant censée protéger et défendre les victimes de viol, franchir un pas encore dans le sexisme.
Violée mais suspecte – car dehors en plein hiver sans collant
Tbilisi, capitale de la Géorgie. Le 20 février 2016. Salomé Zandukeli a vingt ans. Elle étudie l’art à l’université. Pour gagner sa vie, elle est créatrice de contenu sur Internet et, comme bien des étudiants, elle donne des cours particuliers.
Ce soir-là, justement, elle rentre de l’un de ces cours. Une nuit d’hiver. Salomé porte une veste chaude et une robe longue. Alors qu’elle marche dans la rue, elle entend soudain un homme la siffler. Quelques instants seulement et il est juste derrière elle, deux jeunes garçons à ses côtés. Deux d’entre eux la saisissent. Et c’est le viol. Vingt minutes, trente peut-être.
Comme elle le peut encore, Salomé se précipite dans un poste de police. Comme toute femme violée, elle s’attend à y trouver le soutien et l’écoute dont elle a besoin. Mais rien ne se passe comme elle s’y attendait.
D’entrée, les policiers lui font remarquer qu’avec sa veste chaude et sa robe longue, elle n’a «pas l’air d’une fille de famille décente». Et allez. Le viol, c’est toujours la faute de la victime, toujours la même histoire où que ce soit dans le monde, en Géorgie ou ailleurs. Mais cette fois, le procès en provocation vestimentaire va franchir une limite, celle de l’indécence à laquelle se serait ajouté, sans tout le tragique de la situation, le ridicule.
Chez la jeune femme qui leur dit qu’elle vient de subir un viol, ce que les policiers remarquent le plus, outre sa tenue qu’ils jugent donc n’être pas «décente», ce sont ses jambes, que l’on voit pourtant peu sous sa robe longue. Et l’indice capital qui saute aux yeux des fins limiers, c’est que, sous cette robe, Salomé a les jambes nues. Et là, leur cerveau bloque. On est en février, elle est une femme et elle ne porte pas de collant … Inconcevable ! Alors, viol ou pas, ils lui assènent la question. «Pourquoi vous ne portez pas de collant ?», une fois, deux, trois, plusieurs fois. Pour eux, que Salomé réponde à la question, c’est désormais tout ce qui compte.
«Pourquoi vous ne portez pas de collant ?» … «Pourquoi vous ne portez pas de collant ?» … «Pourquoi vous ne portez pas de collant ?» … «Pourquoi vous ne portez pas de collant ?» … «Pourquoi vous ne portez pas de collant ?» … Et ça continue …
Frustrée de ne pas obtenir de réponse, la fashion police de la lingerie se retransforme en police conventionnelle, celle devant laquelle une femme victime de viol a toujours tort. Et qui la punit de l’abject. «Pourquoi vous voulez porter plainte ? Personne ne va vouloir vous épouser ! Et puis, chez les femmes, inventer un viol, c’est normal, après tout.» Mais Salomé persiste.
Elle obtient que les policiers l’accompagnent sur le lieu du viol. Ils y voient à terre les affaires de Salomé, dont ses sous-vêtements. Pas de collant toutefois, car ce jour-là, Salomé n’en portait pas. Malgré l’évidence, la victime reste suspecte. Alors, c’est le «test de virginité», histoire de vérifier que son hymen est bien brisé. Il faut ça pour que les bleus et égratignures qui lui couvrent le corps deviennent enfin visibles aux yeux des policiers, qui se décident seulement alors à lancer une enquête.
Quelques jours suffisent pour retrouver les coupables, l’homme et les deux garçons. L’homme a vingt-trois ans, il est marié et père de deux enfants. Un mois a passé désormais, et de plus en plus souvent, Salomé ressent des malaises. Enceinte de son violeur ? Impossible, pensait-elle. Mais la jeune femme doit se rendre à la raison. Et là encore, la police va douter d’elle. Pour la troisième fois, elle lui impose un test, qui confirme hélas la pire crainte de Salomé. A l’époque, l’État géorgien ne prend pas en charge les avortements, alors c’est dans sa famille que Salomé trouve les fonds pour payer l’opération. «C’était un moment vraiment traumatisant, je me suis mise à pleurer très fort», a confié Salomé à Equality Now. Enfin révélée, sa grossesse est prise en compte dans la procédure.
Et le procès commence, un procès dont Salomé ne sait pratiquement rien avant son ouverture car maintenue dans le silence. Des audiences qui se tiennent à son insu, d’autres où elle se rend sur convocation mais qui sont annulées ou reportées sans qu’elle l’ait su. Comme s’il s’était agi de tout faire pour qu’elle ne participe pas au procès de son violeur. «Comme si», relate Salomé, «tout le monde se fichait de ce qui m’arrive ou de ce que je ressens».
Et quand bien même. Le juge demande «Qu’est-ce que vous faisiez dehors la nuit ? Qu’est-ce que vous cherchiez ?». Il s’agit d’un viol, alors il faut que la victime soit coupable, et le coupable victime. L’accusé de vingt-trois ans, qui s’obstine à nier, l’a bien compris, et pendant son procès, il en tire parti. Son avocate ose le pire en pleine audience : la famille de son client voudrait que Salomé l’épouse. Elle en rit aux éclats. Et elle témoigne. Encore et encore.
Le verdict tombe. Treize ans de prison pour le violeur, six ans pour l’un des deux garçons. Une peine juste, déclare Salomé, après avoir gagné un combat semblant perdu d’avance. Et qui, par la manière dont l’a mené la police géorgienne contre cette victime de viol, révèle de si sombres vérités sur la guerre silencieuse contre les femmes qui osent dénoncer leurs violeurs. Une guerre de la honte dont le champ de bataille peut se trouver parfois seulement sur les jambes d’une femme.

Quand les jambes de la victime deviennent preuves à décharge
Désemparée par la question des policiers, question accusatrice et harcelante, sur le fait qu’elle ne portait pas de collant, Salomé la commente avec une implacable logique : «Comme si ça allait changer quoi que ce soit !». Et, oui, que croyaient-ils, ces policiers ? Qu’aurait pu empêcher un collant le soir du viol ?
Les hommes en Géorgie perdraient-ils tout contrôle de leurs pulsions sexuelles à la vue du moindre centimètre de peau nue d’une femme ? Pas plus que les hommes d’ailleurs, sans nul doute. Au moment de pénétrer par la force Salomé, le violeur aurait-il ainsi vu son projet mis en échec ? Il faudrait être bien stupide pour ne pas comprendre que rien n’est plus facile et rapide à déchirer pour un violeur que le collant de sa victime, puis sa culotte, pour avoir le champ libre. Non, Salomé le dit bien, ça n’aurait rien changé. Et non, une femme qui garde les jambes nues en hiver ne cesse pas d’être «décente», car ce qu’elle porte ou pas, où que ce soit sur son corps, c’est son affaire et celle de personne d’autre. Et le pire dans cette conduite des policiers géorgiens, c’est bien qu’elle était entièrement ringarde, y compris en termes judiciaires.
Ringarde parce que blâmer une femme pour son propre viol, surtout en raison de ce qu’elle portait ou pas, cela devrait appartenir depuis longtemps à un autre temps. Mais plus encore, ringarde parce qu’ailleurs, d’autres que ces policiers géorgiens s’y sont essayés et n’y ont obtenu que peu de succès.
Voici vingt ans, en Italie, de l’autre côté de l’Europe donc, la Cour de cassation avait cassé un arrêt de la Cour d’appel de Potenza condamnant un moniteur d’auto-école à deux ans et dix mois de prison pour avoir violé une élève-conductrice de dix-huit ans. Et déjà, il était question de ce que la victime portait sur ses jambes … Un jean. Car pour les magistrats italiens, le fait que la victime portait un jean rendait son viol même impossible, la Cour ayant estimé que les jeans ne peuvent se retirer «sans la collaboration active de celle qui les porte». Scandale national, et de la part de la Secrétaire d’État à la Justice Maretta Scoca ainsi que de plusieurs députées, «grève des jupes» et jean obligatoire, au ministère comme au Parlement, jusqu’au retrait de cet arrêt faisant des jeans, dans les mots d’une présidente d’association, «la ceinture de chasteté des femmes».

Il n’a pas fallu longtemps à la haute juridiction pour comprendre son erreur, une erreur fatale, du moins qui pouvait l’être pour toute victime de viol ayant eu le malheur de porter ce jour-là un jean, tout comme Salomé qui, le soir de son agression, avait eu aux yeux des policiers de Tbilisi le mauvais goût de ne pas porter de collant. En 2001 et 2006 notamment, des jurisprudences en sens contraire avaient déjà émané de la Cour de cassation qui, en juillet 2008, s’est enfin décidée à dire clairement que le jean «n’était pas l’équivalent d’une ceinture de chasteté» pour les femmes.
Cette année, la Cour de cassation italienne allait prouver que, vingt ans plus tard, elle a retenu les leçons de son erreur de 1999. En 2017, la Cour d’appel d’Ancône avait acquitté deux hommes accusés du viol d’une jeune femme de vingt-deux ans en 2015, après l’avoir droguée à son insu. Mais les raisons du verdict n’avaient pas été dévoilées. Deux ans plus tard, le 8 mars, Journée internationale des Femmes, elles le sont et toute l’Italie se retrouve sous le choc. Si les trois magistrates avaient décidé que la victime n’avait pu être violée, c’était parce que, selon les juges, elle était «trop laide» et «trop masculine» pour faire envie à un violeur … Immédiatement, un nouveau procès est ordonné, et le 9 avril, la Cour de cassation tranche : l’acquittement est annulé. «L’apparence physique n’a aucune importance» car elle n’est «pas un critère décisif», rappelle la cour suprême italienne. L’affaire reviendra devant le Tribunal de Pérouse à une date encore indéterminée. En souhaitant que les nouveaux juges ne viennent pas rappeler à leur tour cette vérité tragique – parfois, les plus farouches adversaires des droits des femmes, ce sont les femmes elles-mêmes, y compris, donc, quand ce qui compte, c’est le droit et non le sexe.
Ringard, le sexisme des policiers, géorgiens ou autres. Ringard, celui des juges, en Italie ou ailleurs, envers les victimes de viol. Equality Now le relève à juste titre, Salomé s’est montrée «plus forte qu’un système hors du coup», «mightier than an outdated system». Plus forte. Mais pour combien de temps ?
Pour les victimes, en finir avec la présomption de faute
Ne serait-ce qu’en droit français, de tous les crimes que voient passer les cours d’assises, le viol est le seul pour lequel il soit tant exigé de la victime qu’elle se justifie, plutôt que le coupable. Imposerait-on aux survivants d’une prise d’otages ou d’un rapt une telle présomption de faute ? Voilà qui demeure rare, tandis que le viol, tout aussi passible de la cour d’assises, voit toujours la victime accusée la première. Pourquoi cette exception encore et toujours ? L’une des théories en réponse est la «croyance en un monde juste» mise au jour par le psychologue social américain Melvin Lerner.
La croyance en un monde juste est un biais cognitif, autrement dit, une déformation de l’esprit dans le traitement d’une information. Il en existe plusieurs sortes, parmi lesquelles les biais de jugement, et c’est le cas de la croyance en un monde juste qui fait que, pour qui s’y prête, les bonnes actions sont toujours récompensées et les mauvaises punies ; par conséquent, toute action récompensée était bonne, et toute action punie, mauvaise. Généralement symptomatique d’une croyance métaphysique, par exemple religieuse, la croyance en un monde juste fera donc voir en une femme violée une femme punie, donc fautive au départ.
«L’image d’Eve et de la pomme», l’autre imagerie chrétienne féminine qui lui répond est celle de Marie, mère de Dieu, rien de moins, l’Immaculée Conception «bénie entre toutes les femmes», dit la prière chrétienne en son honneur, le Je vous salue Marie. L’emblème d’une féminité maternelle, pure et protectrice, damnant toute victime de viol qui, au lieu d’incarner une féminité profanée et dont le violeur commet le pire des péchés, est celle qui se fait pécheresse d’avoir, nécessairement par le choix d’une attitude indigne, attenté à la sainteté de la femme. Le viol lui vient donc comme un châtiment divin. En République démocratique du Congo, les femmes victimes de viols en savent quelque chose, soumises à la double peine du viol et de la marginalisation.
Il n’en faut pas plus pour perpétuer la culture du viol, et ce qui est vrai en Géorgie, en Italie ou en République démocratique du Congo ne l’est pas moins ici en France. Une enquête de l’institut IPSOS réalisée avec l’association Mémoire Traumatique et Victimologie, une première fois en 2016 puis à l’identique en 2019, offre des résultats surprenants, au point d’en être inquiétants, sur la perception du viol et des violences sexuelles aujourd’hui dans ce pays.
Si l’effet MeToo y est considéré comme positif, s’il apparaît une bonne connaissance des mécanismes psycho-traumatiques touchant les victimes de viol, la même enquête met en évidence d’autres traits de pensée bien moins flatteurs pour la population française, allant d’une méconnaissance de la définition du viol au victim blaming, l’attitude consistant précisément à jeter la faute sur les femmes violées. Sans surprise, l’étude révèle enfin une adhésion qui demeure forte à la culture du viol.
A la présomption d’innocence, qui s’applique aux accusés de viol comme à toute personne poursuivie pour une infraction pénale, s’obstine à répondre cette illégale et insupportable présomption de faute envers une femme qui porte plainte, jadis parce qu’elle portait un jean et que c’est trop difficile à défaire, aujourd’hui parce qu’elle ne portait pas de collant et, franchement, quel rapport ?
La magnifique victoire de Salomé sur le patriarcat aura peut-être incité les policiers de Tbilisi à avoir la vue moins basse et à regarder dans les yeux les victimes de viol, en se disant qu’un jour, leur sœur, leur mère ou leur fille pourrait subir le même sort et qu’ils ne voudraient pas la voir devenir, à son commissariat local, une autre Salomé. Dans un monde où les rôles seraient inversés, comme l’imagine le court métrage de 2010 Majorité opprimée, leur paraîtrait-il normal de devoir répondre à des agentes demandant avec insistance «Pourquoi vous portez un short et pas un pantalon» ?