Depuis l’échec des révolutions du printemps arabe de 2011, dont seule la Tunisie a émergé comme une démocratie nouvelle au plan constitutionnel, d’aucuns ailleurs dans le monde croyaient les peuples arabes enfin remis de chimères de liberté et de démocratie qui, en tout bon sens, n’ont pas leur place dans leur partie du monde où la dictature est la norme comme la démocratie l’est en Occident. Comme quoi il faut toujours se garder des clichés «orientalistes» – alors que l’Égypte, la Libye et la Syrie vivent des surlendemains difficiles de leurs soulèvements populaires de 2011, Algérie, Liban et Irak ont repris le flambeau.

L’Irak, justement. Si ce pays n’a pas subi tout le non-droit du monde, avec la dictature farouche de Saddam Hussein, baasiste comme celle des Assad en Syrie voisine mais qui en était néanmoins la pire ennemie, puis l’invasion militaire pilotée par les États-Unis en 2003 sans mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU, puis encore, à l’été 2014, l’inexorable montée de Daesh qui mit en déroute une armée irakienne décharnée pour créer sur une partie non négligeable du pays le «califat» d’où le groupe terroriste allait lancer nombre d’attaques meurtrières, notamment celles du 13 novembre 2015 à Paris … Rien là qui puisse inspirer l’optimisme.

Et pour cause. Daesh vaincu sur le terrain par une armée irakienne regonflée et bien soutenue, le cancer terroriste ainsi éradiqué de leur territoire, les autorités n’en ont pas pour autant cessé de ne croire envers leur peuple qu’en le langage de la force, celui dont elles font preuve avec constance contre les contestataires depuis cet automne. Et s’il n’y avait qu’elles. Après la «coalition» de 2003, de tout autres forces étrangères sont à l’œuvre en Irak, ayant réussi à s’imposer aux autorités locales ainsi que leur mépris du droit. Aujourd’hui, un professionnel du droit en fait les frais – un avocat.

Une milice toute-puissante au service de l’Iran

Il se nomme Ali Jaseb Hattab al-Heliji, il a vingt-neuf ans et, dans cet Irak où l’État de droit ne peut ou ne veut s’enraciner, il exerce l’avocature de la manière la plus dangereuse qui soit, tout simplement parce que la plus indispensable – il est Défenseur des Droits Humains. Il dénonce la répression des manifestants pacifiques, non par les seules autorités irakiennes mais aussi, et surtout, par les Unités de Mobilisation populaire (Hachd al-Chaabi, UMP), anciens «corps francs» contre Daesh, jamais démantelés, formés et dirigés par le Corps des Gardiens de la Révolution de l’Iran voisin dont ils tirent leurs ordres.

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Maître Ali Jaseb Hattab al-Heliji

Enracinées dans le pays, dotées d’un drapeau ressemblant à celui du Hezbollah libanais lui aussi «soutenu» par l’Iran, les UMP ont forcé toutes les portes du pouvoir. Reconnues comme un corps à part de l’armée irakienne, leurs membres touchent un salaire de l’État. Constituées en formation politique comme leur «cousin» le Hezbollah, les UMP sont représentées au Parlement irakien. Malgré les tentatives des gouvernements successifs Abadi et Mahdi de les faire rentrer dans le rang, les UMP continuent de faire cavalier seul, agissant en État dans l’État et réprimant comme elles l’entendent quiconque parle ou agit contre elles en Irak.

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L’emblème des Hachd al-Chaabi d’Irak

Parler et agir contre elles, Maître Ali Jaseb Hattab al-Heliki l’ose. Et il a ses raisons. Des manifestants réprimés par les UMP, il en a pour clients. Il les défend comme avocat et, en tant que citoyen, il dénonce sur les réseaux sociaux leur martyre, parfois jusqu’à la mort, aux mains des milices au service de Téhéran. La réaction ne tarde pas à venir. Le 6 octobre, deux hommes armés, membres des UMP, se présentent chez lui. Leur message clair et direct : soit il cesse de parler sur Facebook des manifestants tués, soit il le sera à son tour. Sa famille tente de signaler l’agression verbale aux autorités. Mêmes menaces des UMP, se taire ou y laisser la vie.

Piégé par une fausse cliente

Menacer les Irakiennes et Irakiens qui manifestent en masse contre leur gouvernement, les prendre pour cible, voire les enlever et les faire «disparaître», les UMP n’ont jamais hésité y s’y livrer. Des autorités irakiennes qui, allez savoir pourquoi, sont à même d’y trouver leur compte n’ont jamais entrepris d’enquêtes, du moins sérieuses, sur ces manœuvres d’intimidation. Tout au contraire, certaines informations évoquent l’implication des forces de sécurité irakiennes elles-mêmes dans ces abus visant en bloc manifestants, militants et journalistes. Et contre Maître Ali Jaseb Hattab al-Heliki, tout juste menacé ainsi que ses proches, l’arme serait le mépris de la profession d’avocat.

Deux jours après ces menaces, il reçoit un appel d’une femme qui lui dit vouloir le constituer dans un dossier. Elle veut le voir dans un quartier central d’Amarah, dans le Gouvernorat de Maysan. Situé à quatre cents kilomètres de la capitale, Bagdad, le gouvernorat recèle une sombre histoire. Berceau des Arabes des Marais, en majorité chiite, la région est asséchée à coup de digues par Saddam Hussein qui cherche à réprimer les dissidents chiites qui s’y cachent. Le mode de vie local centré sur les roseaux, qui composaient les ilots et maisons où vit la population locale, ainsi que les bateaux qui lui servent à se déplacer, est décimé. En 2003, avec la déroute du pouvoir baasiste, la population locale abat enfin les digues.

En ce 8 octobre, comme convenu, Maître Ali Jaseb Hattab al-Heliki rencontre sa potentielle cliente. Le rendez-vous terminé, il reprend la route à bord de son véhicule. Deux pickups noirs s’arrêtent à sa hauteur et l’obligent à couper le contact. Plusieurs hommes armés en sortent, extraient par la force l’avocat de son véhicule, le jettent dans l’un des pickups et démarrent. Depuis lors, plus aucune nouvelle de lui, plus aucune indication de son sort ou de l’endroit où il se trouve. Et pour parvenir à ce résultat, c’est l’avocat tenu d’assister qui le lui demande qu’on a trompé, sciemment et délibérément.

Le mépris du droit se paie toujours cher

L’Article 17 des Principes de base relatifs au rôle du barreau adoptés par l’ONU dispose que «[l]orsque la sécurité des avocats est menacée dans l’exercice de leurs fonctions, ils doivent être protégés comme il convient par les autorités». En allant rencontrer cette femme qui l’avait appelé, Maître Ali Jaseb Hattab al-Heliki y était bel et bien, dans l’exercice de ses fonctions. Ne pas le secourir, ne pas même tenter de le faire, après un piège pour le capturer qui reposait sur le mépris le plus cynique de sa profession d’avocat, c’est de la part des autorités irakiennes la plus criante des formes de mépris envers tous les avocats du pays, l’aval donné à la violence contre les représentants du droit.

Jadis incapables d’amener les UMP à se conformer aux lois fédérales, les autorités irakiennes semblent désormais satisfaites de les voir piétiner toute idée de loi au profit d’une répression que Bagdad n’aimerait sans doute pas être vue en train de perpétrer par elle-même. Mais il s’agit toujours bien du mépris du droit, et lorsqu’un État le choisit, ironie suprême, comme règle de droit, il ne peut espérer s’en sortir sans un prix à payer.

Reverra-t-on un jour Maître Ali Jaseb Hattab al-Heliki vivant ? Saura-t-on seulement jamais ce qu’il est advenu de lui ? Les autorités irakiennes sont les premières à en décider, ne pouvant peut-être garantir un résultat mais n’en étant pas moins tenues aux moyens pour y parvenir. Entre jihadisme sunnite sous Daesh et arbitraire étatique chiite asséné par Téhéran à travers les UMP, la population ne pourra jamais entrevoir aucun État de droit sans réagir. C’est ce qu’elle fait, dans la rue, en dépit du danger. Le danger qui vient d’emporter Maître Ali Jaseb Hattab al-Heliki.