Quand de nos jours, l’on cite l’Occupation, c’est souvent pour évoquer un moment de l’histoire où la conscience individuelle de chaque Français(e) face à une oppression de prime abord insurmontable a été mise à l’épreuve. Albert Camus lui-même l’avait on ne peut mieux évoqué dans La Peste – il y a ceux qui choisissent de se mettre du côté de l’oppression, ceux qui ne l’apprécient pas mais prennent le parti d’en profiter, et enfin, ceux qui décident de lutter à tout prix. Plus tard, dans un tout autre registre, Jean Yanne tournera Les Chinois à Paris, où il imaginera la France des années 70 sous occupation maoïste avec bien des réminiscences de ce qu’avait pu être, selon les cas, le comportement des Français envers l’occupant nazi allemand de 1940 à 1944. Dans les années 90, c’est le procès de Maurice Papon qui viendra reposer la question de la réaction de chacun(e) au danger qui ne peut pas être immédiatement repoussé.

Exception faite de l’élection présidentielle de cette année qui a «arraché les masques», avec quelques surprises dans les prises de position de certains de nos politiques par rapport au Front National, la plus récente de ces périodes dans l’histoire française est indiscutablement celle de la «crise migratoire» de l’été 2015, comme il est parfois fait référence à l’arrivée massive de réfugiés d’Afrique et du Proche-Orient sur les rives européennes de la Méditerranée à bord d’embarcations de fortune. D’aucuns prônaient un rejet en masse, voire une reconduite forcée ; d’autres ont su en tirer parti, par exemple en transformant des réfugiés en main d’œuvre clandestine à bon marché ; et d’autres enfin ont choisi de se battre à leurs côtés, pour affirmer par le droit leur dignité d’êtres humains.

C’est le cas d’un certain nombre d’avocats, parmi lesquels Mireille Damiano, du Barreau de Nice. Aujourd’hui, pour cette engagement, l’avocate de l’association locale Roya Citoyenne co-dirigée par l’agriculteur Cédric Herrou, également représentante locale du Syndicat des Avocats de France, fait l’objet de menaces directes et claires. Des menaces de mort.

Un détournement scandaleux du souvenir de la Résistance

Le 27 juin, Nice Matin révélait dans un article de sa rubrique «Faits Divers» que Maître Damiano avait reçu, par la poste, un pli anonyme dans «une vieille enveloppe écrite en allemand», dont le contenu était des plus atroces, parce que des plus explicites.

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La fiche de Maître Mireille Damiano sur le site de l’Ordre des Avocats de Nice.

Une photo en noir et blanc où l’on voit des hommes pendus, dont l’un porte autour du cou un écriteau où figure la mention, sans nul doute rajoutée par ordinateur, «J’ai accueilli un ‘migrant’», ainsi qu’un ancien tract de la Résistance contre le régime de Vichy, orné d’une croix de Lorraine et ayant pour texte «où qu’ils SOIENT, quoi qu’ils FASSENT, les TRAITRES seront CHATIES», non sans un préambule imprimé en informatique moderne et contenant un message menaçant : «Le vent tourne et tel(le) qui se croit dans son bon droit risque de connaître un réveil douloureux».

Manœuvre d’intimidation qui ne se cache pas, qui plus est détournement scandaleux de la mémoire de la Résistance au profit d’un message de haine qui renvoie directement à la xénophobie du régime de Vichy.

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Les menaces de mort reçues par Maître Mireille Damiano, telles que publiées dans Nice Matin.

L’inversion des valeurs par une extrême droite qui réécrit l’histoire

L’assimilation de l’immigration, qu’elle soit légale, illégale et invisible ou, comme depuis l’été 2015, illégale et révélatrice de drames humains issus des conflits armés, à une invasion puis une occupation de la France n’est pas nouvelle à l’extrême droite – dont il est toutefois plus surprenant de la voir dénoncer ainsi l’occupation allemande, ce que n’ont pas toujours fait tous ses cadres et notamment pas ceux, issus de la Milice française ou de la Waffen-SS, qui furent parmi les fondateurs du Front National aux côtés de Jean-Marie Le Pen.

Précisément, en cette année 2015 où le parti voyait se réaliser son pire cauchemar, ou se concrétiser sa plus belle aubaine – plus probablement les deux à la fois –, Marine Le Pen, «princesse héritière» devenue présidente du parti, avait elle-même remis sur la table l’ouvrage de Jean Raspail Le camp des saints, roman paru en 1973 et qui racontait une invasion massive de la France par le sud de migrants venus détruire la civilisation chrétienne, à laquelle seule une poignée de Français «de souche» chercheront à résister. Ouvrage de référence de l’extrême droite en France, Le Camp des Saints l’est également devenu aux États-Unis, de Ronald Reagan, Gouverneur de Californie élu par l’extrême droite raciste avant de l’être, avec une base autrement plus large, à la présidence du pays tout entier, à Steve Bannon, l’homme de Breitbart News devenu un conseiller influent du Président Donald Trump.

Il rejoint ainsi, outre-Atlantique, The Turner Diaries (Les Carnets de Turner), indigeste roman de science-fiction écrit par un dirigeant du mouvement néonazi américain et qui inspira notamment Timothy McVeigh et Terry Nichols, auteurs en 1995 de l’attentat meurtrier contre un bâtiment du Gouvernement fédéral américain à Oklahoma City.

Dans le camp des perdants de la Seconde Guerre Mondiale et de leurs descendants spirituels, ce dont n’hésite pas à se revendiquer, par exemple, l’hebdomadaire Rivarol, les repères se voient ainsi inversés. Les migrants, en ce compris à leurs yeux les réfugiés, deviennent des envahisseurs et des occupants, et ceux des Français qui leur opposent un refus raciste, un peuple occupé, bien qu’étant factuellement résidents de leur propre pays et dotés à ce titre de droits civils et politiques dont les migrants sont par définition démunis. Mais quand on fait la politique du fantasme, au diable la cohérence …

Autant dire que, parmi celles et ceux qui appellent pourtant de leurs vœux des conduites publiques plus proches de celles d’un Pétain en 1940 que d’un de Gaulle en 1944, toute personne venant en aide aux migrants devient un ennemi, un «collabo» qu’il est légitime de menacer comme sous l’Occupation. Comme aujourd’hui Maître Damiano.

Avec elle, l’auteur de ces menaces, quel qu’il soit derrière son si courageux anonymat, n’a pas choisi sa cible au hasard.

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Cédric Herrou, l’agriculteur humaniste condamné en justice pour avoir aidé des réfugiés.

Maître Damiano ne fait pas que représenter en justice Roya Citoyenne, association qui porte le nom de la vallée de la Roya, à la frontière italienne dans les Alpes-Maritimes, et dont la figure de proue médiatique, l’agriculteur Cédric Herrou, condamné en février pour être venu en aide à des migrants entrés en France par l’Italie, a reçu dans son combat le soutien public d’une autre avocate, Maître Françoise Cotta du Barreau de Paris, à travers une récente tribune dans Le Plus de l’Obs où elle avoue héberger elle aussi des réfugiés dans sa maison de la Roya.

Le 6 juin, lors d’un point presse du mouvement à la gare de Nice, Maître Damiano a demandé publiquement l’ouverture d’un centre d’accueil pour faire face à l’afflux de réfugiés, au premier plan en ce qui concerne le traitement des demandes d’asile qui suppose des conditions décentes d’hébergement non remplies pour l’heure.

Voilà donc qui, pour certain(e)s, dans la France d’aujourd’hui, constitue une trahison et vaut la mort. Combien faut-il donc éprouver de peur et de haine des autres pour tomber si bas ?

La détermination d’une avocate … Et le devoir d’introspection de l’État

D’autant que, si le but était de décourager Maître Damiano, c’est peine perdue.

Ébranlée, l’avocate le serait à moins. «C’est la première fois que je dois faire face à ce type de propos par lettre anonyme. Parfois, bien sûr, on a essuyé des paroles en-dessous de la ceinture, mais là c’est formulé différemment», a-t-elle confié à Nice Matin.

Pour autant, elle refuse de se laisser «intimider», bien au contraire : «Ça ne va pas m’arrêter, bien au contraire. Je vais continuer de plus belle», a déclaré au quotidien niçois Maître Damiano qui, a-t-elle ajouté, compte «déposer plainte malgré tout».

A l’heure où, dans cette même région, la pénalisation systématique par les autorités des citoyens agissant par solidarité avec les réfugiés soulève l’indignation de la société civile, une telle affaire ne pouvait tomber plus mal. Non seulement pour ces militants, qui s’en seraient certes bien passés, mais aussi pour l’État lui-même, qui n’a d’autre choix, ne serait-ce qu’en vertu de la loi, de réagir avec fermeté mais dont l’attitude propre envers ces mêmes militants fournit indéniablement le mauvais exemple.

Leur action humaniste démontre que, malgré les démentis des gouvernements successifs, le «délit de solidarité» existe bien et n’a jamais disparu en France.

Des forces de l’ordre et des magistrats appliquant la lettre de la loi ne peuvent être mis sur le même plan, il va de soi, que l’auteur anonyme de menaces de mort à connotation fasciste. Il n’empêche que, ne serait-ce que depuis l’Église Saint-Bernard en 1996, toute faiblesse du pouvoir à opposer des actes au discours raciste de l’extrême droite ne fait que procurer à celle-ci un sentiment d’impunité, comme s’il devenait impossible par-delà même la loi à des gouvernants niant toute affinité avec cette même extrême droite de la fustiger alors que, dans les faits, ils en avalisent les thèses.

Une enquête déterminée, des sanctions exemplaires, et dans le même temps une refonte totale de la politique envers les associations d’aide aux réfugiés dans la vallée de la Roya, voilà ce qui permettra que l’agression épistolaire envers Maître Damiano, pour ne pouvoir être effacée, ne soit à tout le moins pas vaine. C’est là une chance unique pour les autorités de réaffirmer que les descendantes de la Résistance, ce sont elles, garantes des valeurs républicaines, dans les mots et qui doivent l’être aussi dans les actes. Elles, ainsi que les Barreaux de France, et non les héritiers de Lacombe Lucien.