L’Europe a retenu son souffle. Pour la première fois, un État membre de l’Union européenne a failli élire un Président d’extrême droite. En Autriche, il s’en est fallu de peu pour que le FPÖ, exaltant un violent populisme xénophobe et salué par le Front National en France, l’emporte sur le candidat écologiste qui avait, en même temps que lui, éliminé gauche et droite du second tour. A quoi avait-on attribué cette percée et, malgré la défaite du FPÖ, son succès sans précédent ? A la crise des réfugiés de l’été 2015 en Europe.

Tous les fantasmes sont permis

Alors que les touristes en Méditerranée voyaient arriver sur les plages des embarcations de fortune où s’entassaient des réfugiés de conflits en Afrique ou au Moyen-Orient – en Syrie notamment – naissaient tous les fantasmes possibles et imaginables, attisés par l’extrême droite européenne qui voyait en cette crise une manne.

Cet afflux de migrants est fait pour nous déstabiliser ; ils fuient Daesh, l’ «État islamique» autoproclamé en Irak et en Syrie, et lui les laisse partir pour venir créer le chaos en Europe. Jusqu’à Michel Sardou qui avait peu opportunément ajouté ce refrain à son répertoire. L’ennui étant que ces réfugiés fuyaient non des zones conquises par Daesh ou risquant de l’être, mais des terrains de combat où sévissait l’armée du régime syrien et de son chef, Bachar el-Assad.

Ces migrants se moquent de l’ordre public dans les pays européens ; ils pensent que, comme dans leurs pays d’origine, les femmes ont moins de droits qu’eux et qu’ils peuvent les assaillir sexuellement en toute impunité. Les multiples agressions sexuelles contre des femmes à Cologne (Allemagne) le soir du Nouvel An, imputées aussitôt à des hommes issus de cet afflux de réfugiés, ne l’ont-elles pas prouvé ? Non, justement, car l’enquête des autorités allemandes a révélé par la suite que les fautifs étaient pour la plupart des migrants économiques originaires du Maghreb, sans rapport avec les réfugiés donc accusés à la hâte.

Ces réfugiés ne viennent que pour s’en prendre aux Européens, y compris par la violence. Il y a eu à Paris, après les attentats du 13 novembre, ce passeport syrien qu’ont trouvé les enquêteurs et qui appartenait à l’un des terroristes. Sauf que l’on a vite su que Daesh, ayant mis la main sur des imprimeries d’État en Syrie, possédait un conséquent stock de passeports vierges et pouvait en «délivrer» à n’importe lequel de ses agents. Éviter à 100% ce genre d’infiltrations est impossible ; mais la théorie du migrant qui vient en Europe pour se venger en prenait un coup.

Pour médias et politiques, une grande foire au délire. Mais quand l’administration s’en mêle, que dire ?

Pas plus que le législateur ne saurait adopter des lois sur des fantasmes, ne devant légiférer que sur des phénomènes ou des faits réels, les services de l’État quels qu’ils soient ne peuvent agir sur des présupposés ou des lieux communs, surtout s’il s’agit des services de police ou des forces armées, disposant de pouvoirs répressifs sur la population donc devant se montrer plus que raisonnés dans leur utilisation. A moins de s’exposer à la sanction de la justice pour des violations des Droits de l’Homme. C’est ce que vient d’apprendre la France, à ses dépens, de la justice européenne.

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En garde à vue pour entrée irrégulière

Dans un arrêt du 7 juin 2016, la Grande Chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne statuait sur une affaire opposant une migrante ghanéenne, Selina Affum, au Préfet du Pas-de-Calais et au Procureur général de la Cour d’appel de Douai.

Le 22 mars 2013, bien avant la crise de l’été 2015, Selina Affum avait quitté Gand (Belgique) en car et se rendait à Londres. Contrôlée par la Police à l’entrée du Tunnel sous la Manche à Coquelles, elle avait présenté un passeport belge affichant une fausse identité, et faute de pouvoir produire un quelconque autre document avec photo à son nom, elle avait été placée en garde à vue pour entrée irrégulière en territoire français.

Le lendemain, le Préfet du Pas-de-Calais ordonnait la remise de Selina Affum aux autorités belges, invoquant l’accord entre France, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas du 16 avril 1964 sur la prise en charge de personnes à la frontière. D’ici à son renvoi effectif vers la Belgique, Selina Affum devait être placée pendant cinq jours en rétention administrative.

Le 27 mars, le Préfet avait demandé au Juge des libertés et de la détention (JLD) de Lille de prolonger la rétention. Contestant la demande, l’avocat de Selina Affum avait fait valoir que le placement en garde à vue de sa cliente était irrégulier dès le départ, que la procédure dans son entier s’en trouvait viciée et que Selina Affum devait être remise immédiatement en liberté.

Il invoquait l’arrêt de la Grande Chambre du 6 décembre 2011 dans Achughbabian (C329/11, EU:C:2011:807), selon lequel la Directive Retour (2008/115/CE) du Parlement européen et du Conseil européen du 16 décembre 2008 est opposable par un étranger aux autorités d’un pays où il est entré illégalement, si elles le placent en détention.

Le 28 mars, le JLD validait pourtant toute la procédure depuis le départ, prolongeant la rétention de Selima Affum pour vingt jours.

Même un appel interjeté par Selina Affum n’y fit rien, l’ordonnance du JLD s’étant vue confirmée le lendemain par le Premier président de la Cour d’appel de Douai.

Il ne restait plus à Selina Affum qu’à se pourvoir en cassation, ce qu’elle fit en ayant pour conseil Maître Patrice Spinosi. Mais la Cour de cassation, saisie de l’affaire, renonça à trancher immédiatement, choisissant de poser à la Cour de justice de l’Union européenne deux questions préjudicielles.

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Maître Patrice Spinosi

Les réponses de la justice européenne

Interrogeant les dispositions mêmes de la Directive Retour, la Cour demandait (italique ajouté) :

  1. L’article 3, point 2, de la directive 2008/115 doit-il être interprété en ce sens qu’un ressortissant d’un État tiers est en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre et relève, à ce titre, du champ d’application de cette directive, en vertu de son article 2, paragraphe 1, lorsque cet étranger se trouve dans une situation de simple transit, en tant que passager d’un autobus circulant sur le territoire de cet État membre, en provenance d’un autre État membre, faisant partie de l’espace Schengen, et à destination d’un État membre différent ?

  2. L’article 6, paragraphe 3, de cette directive doit-il être interprété en ce sens que cette dernière ne s’oppose pas à une réglementation nationale réprimant l’entrée irrégulière d’un ressortissant d’un État tiers d’une peine d’emprisonnement, lorsque l’étranger en cause est susceptible d’être repris par un autre État membre, en application d’un accord ou arrangement conclu avec ce dernier avant l’entrée en vigueur de la directive 2008/115 ?

  3. Selon la réponse qui sera donnée à la question précédente, cette directive doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale réprimant l’entrée irrégulière d’un ressortissant d’un État tiers d’une peine d’emprisonnement, selon les mêmes conditions que celles posées par la Cour dans l’arrêt du 6 décembre 2011, Achughbabian [(C329/11, EU:C:2011:807)], en matière de séjour irrégulier, lesquelles tiennent à l’absence de soumission préalable de l’intéressé aux mesures coercitives visées à l’article 8 de la directive 2008/115 et à la durée de sa rétention ?

Avant de répondre aux questions de la cour suprême de l’ordre judiciaire français, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé à titre liminaire que l’affaire portait sur une personne qui :

– n’est originaire ni de France ni de Belgique,

– est entrée irrégulièrement dans un État de l’espace Schengen depuis un autre en traversant leur frontière commune,

– a été interpellée alors qu’elle se rendait dans un troisième État qui n’était pas membre de l’espace Schengen.

Devant une telle injonction à opérer des nuances et revenir à la raison, comment ne pas s’attendre à ce que la juridiction européenne ne prenne pas le contrepied des juges français, ne serait-ce que sur une seule question parmi les deux posées (la troisième intervenant en corollaire de la seconde) ?

Pas pour la première, en tout cas. Constatant que Selina Affum, même en simple transit vers Londres, était bien entrée en France de manière irrégulière depuis la Belgique, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé que la Directive Retour s’appliquait bien en pareil cas.

Quant aux deuxième et troisième questions, puisqu’elles sont liées l’une à l’autre, la Cour a choisi, on ne peut plus logiquement, de les traiter ensemble. Et son jugement est sans équivoque.

« La directive 2008/115 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation d’un État membre permettant du seul fait de l’entrée irrégulière par une frontière intérieure, conduisant au séjour irrégulier, l’emprisonnement d’un ressortissant d’un pays tiers, pour lequel la procédure de retour établie par cette directive n’a pas encore été menée à son terme.

Cette interprétation est également valable lorsque le ressortissant concerné est susceptible d’être repris par un autre État membre, en application d’un accord ou d’un arrangement au sens de l’article 6, paragraphe 3, de ladite directive. »

En d’autres termes, l’on ne peut être détenu seulement parce que l’on est entré irrégulièrement dans un pays donné.

« Cette interprétation est également valable lorsque le ressortissant concerné est susceptible d’être repris par un autre État membre, en application d’un accord ou d’un arrangement au sens de l’article 6, paragraphe 3, de ladite directive. »

En l’espèce, même la décision du Préfet de remettre Selina Affum à la Belgique ne permettait pas son placement en garde à vue du seul fait qu’elle était entrée sans titre de voyage ou d’identité.

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Un message clair de la justice aux politiques

Après une année de délire politico-médiatique, la réponse, nuancée et raisonnée, aux questions nées de la peur-panique d’une Europe se sentant prise d’assaut par des migrants-envahisseurs venait de la justice. D’autant que celle-ci tranchait dans une affaire qui était même antérieure au drame humain de l’été dernier, transformé en débarquement massif sur le sol européen de futurs terroristes par des esprits pathologiquement xénophobes.

Mais avec cette décision de la justice européenne, un message clair est envoyé tant aux partis politiques rêvant de lois de haine, s’ils réussissent là où le FPÖ autrichien a échoué de peu, qu’aux majorités parlementaires par trop tentées de plaire à l’électorat desdits partis en lui donnant à leur place ce qu’ils leur proposent : face à la peur, la loi ne se taira pas, et tout État, tout parti au pouvoir, sera tenu responsable de ses abus.