Article importé de l’ancien blog Intérêt Mondial (interetmondial.com)

En première heure de premier jour de première année de licence de droit, tout étudiant apprend au moins deux choses, essentielles à savoir sur ce vaste et passionnant domaine qu’il s’est engagé pour au moins trois ans à explorer. Le droit, c’est l’ensemble des règles de la vie en commun qui sont mises en œuvre par la contrainte étatique ; donc, toute règle de la vie en commun ne relève pas du droit, car toutes ne reçoivent pas, pour leur application, le concours de l’État.

Ce n’est pas le cas notamment, du moins en France, des règles morales ou religieuses, et ce n’est pas non plus le cas, où que ce soit dans le monde – ou bien c’est inquiétant pour l’endroit concerné – des règles des jeux, du moins les jeux de société, ou encore des règles de politesse, de ce que l’on considère comme le savoir-vivre en public.

Que se passe-t-il, dès lors, si une personne habilitée à appliquer la contrainte étatique, par exemple un juge ou un policier, décide d’intégrer sommairement au droit ce qui n’en relève pas et, plus encore, de punir sur ce même fondement ? A en croire l’homme d’État anglais William Pitt l’Ancien, «Là où finit la loi, la tyrannie commence». Et un juge américain vient peut-être d’en fournir la preuve.

Les menottes aux poignets pour avoir voulu plaider

Le 27 mai, Conrad Hafen, Juge de paix du Comté de Clark, dans l’État du Nevada – dont le chef-lieu n’est autre que Las Vegas –, voyait comparaître à son audience au Centre régional de Justice un condamné qui n’avait pas respecté les conditions de sa mise à l’épreuve, encourant ainsi une peine de six mois d’emprisonnement. N’ayant pas d’avocat, il s’est vu commettre d’office une public defender adjointe, le terme désignant aux États-Unis les avocats désignés pour défendre les justiciables sans ressources au pénal. C’est à une avocate trentenaire, Zohra Bakhtary, pétillante brune à la peau mate d’origine afghane, qu’est revenue la tâche.

Alors que Maître Bakhtary faisait son travail, défendant son client qui avait négligé ses obligations judiciaires, elle fut brutalement interrompue par le Juge Hafen, sans raison autre que de la contredire, là où le magistrat aurait dû selon la procédure la laisser terminer puis ne répondre qu’ensuite. Les minutes du procès telles que publiées par le Las Vegas Review Journal montrent un dialogue tendu dès le départ :

BAKHTARY – Mais il doit bien exister une forme de clémence dans cette administration.
HAFEN – Non, absolument pas.
BAKHTARY – Il y a bien une circonstance indicative qui …
HAFEN – Non, non, il n’y en a pas ! Je vais vous la montrer, la clémence. Pour que tout le monde dans la salle comprenne de quelle clémence le prévenu a bénéficié. OK ? Je vais prendre quelques minutes et on va tout expliquer, parce que je vais la démonter, votre théorie, moi. OK Zohra ? Pour que tout le monde sache, le prévenu a été mis en examen pour un délit pénal et une infraction grave. OK ?

Si l’usage aux États-Unis, bien plus qu’en France, est que l’on vous appelle par votre prénom, la règle dans un tribunal veut en revanche que le juge soit appelé «Votre Honneur», ou simplement «Juge», cependant qu’un avocat doit recevoir les appellations «Monsieur/Madame …» ou «Counsel» («conseil» de la partie représentée).

Mais l’obstination du Juge Hafen n’allait pas s’arrêter à un écart de langage. Ayant tenté en vain de la faire taire, le Juge Hafen voulut ensuite intimider Maître Bakhtary, sans davantage de succès. Puis son autoritarisme lui fit commettre l’irréparable.

BAKHTARY – Juge, je demande à la Cour de ne pas …
HAFEN – Zohra, taisez-vous.
BAKHTARY – Juge, vous demandez que …
HAFEN – Attention Zohra …
BAKHTARY – Mais vous faites …
HAFEN – Vous voulez que je vous poursuive pour outrage à magistrat ?
BAKHTARY – Juge, vous demandez …
HAFEN – Zohra taisez-vous maintenant ! Pas un mot de plus !
BAKHTARY – Juge, vous …
HAFEN (à un garde) – Allez-y Travis, tout de suite. J’en ai assez ! Tout de suite !

Et le garde Travis conduisit Maître Bakhtary, menottée, dans une cellule du tribunal où, venue défendre un prévenu, elle se trouva elle-même placée en garde à vue.

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Maître Zohra Bakhtary, telle que la montre son profil LinkedIn. Humiliée publiquement et placée en garde à vue par un magistrat parce qu’elle a tenté de faire son travail d’avocat.

«Quand un avocat se fait coffrer pour s’être battu pour ses clients et leurs droits, il y a de quoi avoir peur.»

Non content d’avoir piétiné l’élémentaire droit à la défense, le Juge Hafen déclara à la presse que Maître Bakhtary avait démontré ces derniers temps «une progression» dans le manque de professionnalisme, ajoutant qu’il s’était «efforcé de travailler avec elle» mais qu’elle ne le «comprenait pas». Ce qui l’aurait amené à la faire incarcérer afin de lui «donner une bonne leçon de politesse» …

Scandalisée, Maître Bakhtary a rappelé qu’elle plaidait devant le Juge Hafen chaque semaine depuis près de trois ans, date à laquelle elle a rejoint le Bureau du Public Defender, et n’avait jamais manqué à ses devoirs en tant qu’avocate. «Chaque jour, je représente mes clients avec zèle,» a déclaré la jeune pénaliste au Huffington Post, «car quiconque passe par notre système de justice pénale possède un droit constitutionnel à l’assistance effective d’un avocat. Quand un avocat se fait coffrer pour s’être battu pour ses clients et leurs droits, il y a de quoi avoir peur. L’obligation constitutionnelle de la Cour est d’écouter chaque argument, pas de le réduire au silence.»

Et la Constitution des États-Unis, dont la valeur prime sur celle des constitutions propres aux États de l’Union, protège effectivement en son Sixième Amendement le droit de tout prévenu «d’être assisté d’un conseil pour sa défense».

Soutenue face à l’arbitraire – et au sexisme

Stephen Cooper, ancien public defender au niveau fédéral et à Washington, a souligné peu après, dans un article inspiré par cet incident, que des juges masculins abusant de leur pouvoir pour faire taire des avocates, a fortiori non-blanches, c’était hélas un phénomène déjà bien connu de par les États-Unis.

Quant au supérieur de Maître Bakhtary, Phil Kohn, Public Defender en chef du Comté de Clark, il a dénoncé l’hypocrisie du Juge Hafen qui accuse sa subordonnée d’irrespect mais se permet de l’appeler par son prénom en pleine audience : «Cette conduite n’est digne que du jardin d’enfants».

Enfin, l’Union des Defenders du Comté de Clark (CCDU) a adressé aux médias locaux une lettre dans laquelle, à son tour, elle prend la défense de Maître Bakhtary et fulmine contre la «leçon de politesse» que dit avoir voulu lui donner le Juge Hafen en la réduisant à l’état de délinquante. «Nos leçons,» écrit l’Union, «nous continuerons de ne les prendre que de la Constitution et du Serment de l’Avocat que nous prêtons solennellement».

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La lettre aux médias des dirigeants de l’Union des Defenders du Comté de Clark, qui prend la défense de Maître Zohra Bakhtary et fustige l’attitude du Juge Hafen.

Incident local, danger mondial

Il ne faut pas s’y tromper : derrière ce qui pourrait se cantonner de prime abord à un différend extrêmement local, c’est bien un problème d’ampleur potentiellement mondiale qui se manifeste ici. Pourquoi ?

Parce que dans un monde où l’État-nation est la clé de toute activité juridique, même le droit propre aux organisations internationales dépendant en premier lieu du consentement des États, la moindre mauvaise pratique au niveau national crée une fissure dans les fondements mêmes des normes internationales ou voulues comme telles. Particulièrement en matière de Droits de l’Homme, comme ici le droit de tout prévenu ou accusé à la défense.

Et ce n’est pas qu’une question de loi écrite, la conduite des juges ayant elle aussi son importance. En témoignent les séances de feus les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, ainsi que de la Cour pénale internationale, où les accusés tentaient/tentent de torpiller les débats par leur mauvaise conduite volontaire, ce qui confère aux réactions des juges une pleine et importante valeur au plan juridique proprement dit.

Après l’inexplicable hospitalisation forcée en psychiatrie de l’avocat pénaliste grenoblois Bernard Ripert, jadis défenseur de stars du terrorisme, malmené depuis plusieurs années par le Parquet local, une nouvelle affaire qui vient illustrer la fragilité du droit supposé «universellement» reconnu aux avocats d’exercer leur métier.

«Là où finit la loi, la tyrannie commence,» disait Pitt. Et même dans des démocraties exemplaires comme la France et les États-Unis, tout cela est peut-être plus près de nous qu’on le croit.