«Jay alek el dor ya doctor»
C’est par ces quelques mots tagués sur le mur d’une école, «Ton tour arrive, docteur», que la révolution syrienne a commencé en mars 2011. Le «Docteur», c’était Bachar al-Assad, le Président syrien, ophtalmologue formé à Londres et qui n’est devenu le successeur désigné de son père, Hafez al-Assad, que lorsque Bassel, le frère aîné adoubé, trouva la mort en 1994 lors d’un accident de voiture à Damas.
Après la révolution tunisienne qui avait renversé Zine el Abidine ben Ali, puis celle d’Égypte qui avait eu raison de la dictature de Hosni Moubarak, et enfin celle de Libye qui, d’une révolte populaire, devint certes ensuite tout autre chose, les Syriens rêvaient de la fin de la dynastie qui, depuis quarante et un ans, étranglait leur pays.
Quelques mots tagués par des enfants sur un mur de Deraa, ville du sud-ouest syrien à la frontière jordanienne, exprimaient l’espoir de tout un peuple. Ces enfants le payèrent de leur vie, puis des millions de Syriens furent tués, blessés, déplacés ou forcés à l’exil.
Près de sept ans et demi plus tard, Bachar al-Assad est encore là. Sur le plan militaire, la révolution syrienne a souvent vu la défaite en face, mais cette fois, avec l’encerclement de cette même ville de Deraa, la lutte armée semble bien toucher à sa fin.
Pour autant, qui peut dire qu’une défaite militaire signifie, politiquement et intellectuellement, la fin d’une révolution ? Une telle proclamation, déjà entendue lors de la chute de Homs puis celle d’Alep-Est, réjouit le régime syrien. Ce même régime qui, quant à lui, décrète dès maintenant la fin juridique du conflit armé.
Avant l’assaut final, un coup de téléphone anéantit l’espoir
Plusieurs avocats syriens vigilants, qui sauvèrent en octobre 2011 la vie de l’une des premières journalistes françaises à s’être introduites en Syrie pour couvrir le conflit armé qu’était devenu la révolution populaire pacifique, font aujourd’hui état du pire.
Selon eux, alors que l’Armée arabe syrienne du régime assiège Deraa, la police contacte des familles dans les villes et villages de Syrie pour leur annoncer, sans ménagement, la mort de leurs proches officiellement portés disparus, sans mettre à leur disposition la moindre preuve, ni photo, ni rapport d’un médecin-légiste, ni même de dépouille mortelle, pas même un début de cause de décès.
Ils sont morts, point-barre, même si idem non esse aut non probari, «N’être pas prouvé revient à ne pas exister». Un appel téléphonique l’annonce, qui ne laisse pas de trace, car verba volant, scripta manent, «Les paroles s’envolent, les écrits restent». Sitôt l’annonce reçue, les familles ouvrent leur maison pour recevoir des condoléances, sans demander d’explications, alors que, peut-être, celle ou celui que l’on dit mort(e) croupit dans une cellule, brisé(e) mais vivant(e), tenu(e) en vie par l’espoir d’en sortir et de retrouver un jour les siens … Qui n’auront pu quant à eux qu’en faire leur deuil.
La raison d’une telle pratique atroce, en rien la première par laquelle se distingue le régime syrien depuis 2011 ? La journaliste française sauvée par les avocats syriens lanceurs d’alerte n’a aucun mal à la deviner. «Le régime syrien s’apprête apparemment à clore le dossier des disparus et des prisonniers torturés à mort dans ses geôles, apparemment pour tourner la page et mettre ces victimes sur le compte de ‘la guerre’.»
Avec ses troupes et leurs protecteurs russes en place pour l’assaut final à Deraa contre la rébellion, le régime impose ainsi la loi du plus fort – et de sa mauvaise conscience.
Une guerre est plus facile à gagner qu’un procès
Depuis Nuremberg qui reste le précédent majeur en la matière, parce qu’il est la genèse du droit international pénal moderne – Olivier de Frouville opérant une salutaire distinction entre cette notion et celle de «droit pénal international» qui sous-entend que le droit pénal serait purement de nature nationale pour ne faire que s’étendre en tant que de besoin à l’international – les régimes autoritaires auteurs de crimes de masse pleurent constamment, dès qu’une juridiction internationale les oblige à répondre de leurs actes, à la «justice des vainqueurs». Serbes de Bosnie et, en Serbie même, adeptes de Slobodan Milošević et autres dirigeants nationalistes jugés à La Haye, ou encore Rwandais exaltés par la mort de Juvénal Habyarimana, n’ont pas manqué en son temps de fustiger cette justice internationale que l’on avait l’audace de leur opposer.
Pour l’heure, la seule «justice des vainqueurs» que puisse dénoncer le régime syrien maintes fois mis en cause par l’ONU et moult organisations non-gouvernementales pour crimes de guerre, quand ce n’est pas par des témoins directs, c’est celle que lui-même exerce, en déclarant des familles coupables du crime irrémissible de s’être opposées à lui et en leur infligeant une peine de mort, non pas leur propre mort sous les coups de ses bourreaux, mais celle de leur proche disparu(e) dont la police les avertit, sommairement, sans preuve et sans trace, d’un décès plus que suspect.
Comme l’écrivait Corneille, «Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes», en ce compris les présidents qui se veulent rois. Si un Milošević a appris à ses dépens que, tout invulnérable qu’il se croie, un despote n’est jamais à l’abri de l’exaspération de son peuple ni, a fortiori, de passer d’un palais présidentiel à une cellule à La Haye, un Bachar al-Assad qui se veut vainqueur devrait ne pas oublier qu’il n’est désormais plus que l’obligé d’alliés iraniens, russes et libanais du Hezbollah, dont dépend ainsi tout le sort politique mais aussi judiciaire.
Un peuple que l’on brise par de fausses nouvelles devient autrement plus malléable qu’un juge, celui d’une juridiction internationale ou hybride comme au Cambodge ou en Sierra Leone, ainsi qu’au Liban jadis asservi par Damas, devant laquelle on n’aurait jamais cru devoir un jour rendre des comptes. Présomptueux qui croit épuiser l’esprit critique d’un magistrat. Vainqueur par les armes, mais au prix de sa propre souveraineté, on a tôt fait, avant même de le comprendre, de s’apercevoir que, tout compte fait, une guerre est plus facile à gagner qu’un procès.