«Pas de liberté pour les ennemis de la liberté !» revendiquait Saint-Just. A cette citation, l’on en oppose volontiers une autre, attribuée à Voltaire : «Je ne suis pas d’accord avec vos idées, mais je mourrai pour que vous puissiez les exprimer», mais qu’il n’a jamais prononcée, une écrivaine américaine l’ayant créée pour résumer l’esprit d’ensemble de l’œuvre du philosophe des Lumières.
Ennemi de la liberté, malgré tout ce que l’on peut lui attribuer de mérite, Voltaire ne manquait pas de l’être dans ses écrits. L’homme du «nègre de Surinam» dans Candide ou l’optimisme, dénonçant les mauvais traitements infligés aux esclaves, ne s’en montrait pas moins, dans ses écrits, résolument raciste, sexiste, anti-musulman … Et même antisémite. Ironie suprême pour un homme qui fut parmi les inspirateurs de la Révolution qui fit de la France le premier pays d’Europe à accorder sa citoyenneté aux Juifs.
Le temps a passé, l’héritage de la Révolution est aujourd’hui le fondement du droit en France, et ce qui est indéniablement l’apport majeur de cet héritage a prospéré à l’intérieur du droit ici et ailleurs – les Droits Humains, anciennement appelés Droits de l’Homme, que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen mit dès août 1789 au cœur du renversement de la monarchie absolue et de la création de ce qui deviendrait, quelques années plus tard, la République.
Et ce droit international des Droits Humains d’aujourd’hui, c’est à Saint-Just qu’il donne raison dans son esprit. Quant au «condensé voltairien» que l’on nous vend comme un produit d’origine, il ne sert guère plus que les «ennemis de la liberté» de notre temps – jusqu’à ceux qui, et c’est là le plus inquiétant, osent désormais prétendre sans complexe qu’il existerait une quelconque liberté dans le fait de tuer autrui, qui plus est de sang-froid, en l’occurrence au travers d’un attentat terroriste.
Un «droit au terrorisme» en France ?
Une liberté de tuer, parce qu’une liberté d’applaudir qui a tué, qui voulait tuer et rendre aux vivants la vie impossible en y injectant la peur. Donc, une liberté de détruire la liberté. Mais, en tout bon sens, comment prétendre utiliser ce que l’on cherche à détruire ? Certain(e)s en France ne voient aucun problème à ce paradoxe.
Alors que la France pleure le colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame, tué dans l’attentat contre le Super U de Trèbes alors qu’il avait demandé à prendre la place d’un otage et après avoir, selon certaines sources, affronté le terroriste qui a fini par l’égorger, Stéphane Poussier, ancien candidat de La France Insoumise dans le Calvados, publie sur son compte Twitter : «A chaque fois qu’un gendarme se fait buter, et c’est pas tous les jours, je pense à moi ami Rémi Fraisse [militant écologiste mort le 26 octobre 2014 lors d’une manifestation sur le barrage de Sivens, et dont un sous-officier de gendarmerie fut accusé de l’avoir tué] … Là c’est un colonel, quel pied ! Accessoirement, encore un électeur de macron en moins».
Le scandale est immédiat. Tandis que La France Insoumise condamne les propos de Stéphane Poussier et s’en désolidarise, le militant est arrêté à son domicile et placé en garde à vue pour apologie du terrorisme. Il tente de se défendre de l’accusation en arguant d’une «certaine fragilité envers l’uniforme», en d’autres termes, d’un antimilitarisme viscéral. Toujours est-il qu’un antimilitariste véritable ne féliciterait probablement pas une attaque armée avec mort d’homme de la part d’un individu qui avait exigé d’être reconnu comme «combattant de l’État islamique». Antimilitariste dit-il, mais en tout état de cause antidémocrate, puisqu’il estime que ne pas voter dans son sens peut valoir la mort.
Jugé en comparution immédiate, Stéphane Poussier est condamné à un an de prison avec sursis et sept ans de privation des droits civiques. Pendant cette période, il ne pourra plus être candidat à rien, ni même voter pour qui que ce soit. Et s’il récidive, c’est l’incarcération.
Il s’est écoulé presque une semaine depuis l’attentat. Le 28 mars, la France honore le lieutenant-colonel Beltrame, promu colonel à titre posthume et décoré de la Légion d’Honneur, dans un hommage national à Paris sous la houlette du chef de l’État, Emmanuel Macron. Pendant ce temps, sur Facebook, une nouvelle voix se fait entendre pour rendre hommage à l’assassin du gendarme – mais aussi de trois civils, parmi lesquels Christian Medves, chef du rayon boucherie du Super U de Trèbes. Et c’est lui qui est visé cette fois.
Une femme disant vivre dans l’Ariège, se voulant militante «végane» et productrice de fromages végans, publie un lien du quotidien Le Parisien sur le boucher unanimement apprécié de ses collègues, père et grand-père, engagé dans la vie locale et ancien candidat aux élections municipales, avec un commentaire d’introduction éloquent : «Ben quoi, ça vous choque un assassin qui se fait tuer par un terroriste ? pas moi, j’ai zéro compassion pour lui, il y a quand même une justice».
Comme pour Stéphane Poussier une semaine plus tôt, Internet s’enflamme. Les végans, se sentant déshonorés – comment ne pas les comprendre ? – fustigent l’auteure. Pour sa défense, elle invoque l’association de défense des animaux et de promotion du véganisme L214, mais elle aussi réfute tout lien avec les propos tenus et les condamne.
La justice intervient rapidement, non en Ariège mais depuis Saint-Gaudens, en Haute-Garonne où la fautive réside en réalité. Le 29 mars, jugée elle aussi en comparution immédiate, la militante végane est condamnée à sept mois de prison avec sursis.
Jamais deux sans trois, un Narbonnais de 19 ans ayant écrit les 24 et 28 mars sur les réseaux sociaux qu’il regrettait qu’il n’y ait pas eu plus de mort à Trèbes, ainsi qu’à Carcassonne où Redouane Lakdim avait fait feu sur des CRS avant son attaque du Super U, exprimant dans la foulée son soutien à Daesh et à ce même Redouane Lakdim, est arrêté pour apologie du terrorisme.
Plaidant la «plaisanterie», le Narbonnais ne trouve pas un bon public pour son humour de mauvais goût au Tribunal correctionnel de Carcassonne, qui le condamne le 30 mars en comparution immédiate à six mois de prison avec sursis assortis de trois ans de mise à l’épreuve et d’une obligation de soins.
Avant cette hémorragie de prose virtuelle pro-Daesh au moment même où la République honore son premier héros de l’antiterrorisme, un autre s’était déjà distingué en mettant à l’honneur un terroriste en un moment de recueillement national – Dieudonné M’Bala M’Bala, dit simplement Dieudonné ou «Dieudo», ancien humoriste devenu polémiste et réputé pour son antisémitisme obsessionnel. Le 11 janvier 2015, alors que Paris et plusieurs villes de province défilaient en mémoire des victimes des attentats de Charlie Hebdo, Montrouge et l’Hyper Cacher, lui publiait sur Facebook «Je me sens Charlie Coulibaly», en référence à Amedy Coulibaly, auteur de l’attentat de l’Hyper Cacher revendiqué par Daesh.
Condamné une première fois mais ayant interjeté appel, Dieudonné avait vu sa condamnation confirmée le 21 juin 2016 par la Cour d’appel de Paris. Deux mois d’emprisonnement avec sursis et dix mille euros d’amende pour avoir, selon les termes de l’Avocat général, donné «une image totalement positive» d’Amedy Coulibaly.
La loi a beau, par nature, évoluer avec la société, le droit français reste ferme : pas question de s’assoupir, encore moins de s’assouplir, parce que certains réclament un «droit au terrorisme» en revendiquant un droit d’en soutenir les crimes. Et il fait bien. Car en droit international, aucun droit n’existe au détriment des droits des autres – ou des autres droits.
La déchéance, arme juridique d’une démocratie militante
En droit international des Droits Humains, comme l’expliquent les avocats suisses et professeurs à l’Université de Genève Maya Hertig Randall et Michel Hottelier dans leur Introduction aux Droits de l’Homme, il existe trois types de restrictions légales à la jouissance des droits :
– La limitation, fréquente dans les textes internationaux et qui prévoit la possibilité de restreindre ou suspendre l’exercice de certains droits, soit ratione temporis en raison de circonstances particulières soit ratione materiae afin d’éviter l’empiétement sur les droits d’autrui,
– La dérogation, qui se produit lorsqu’un État Partie à un traité international de Droits Humains annonce à l’organe dépositaire qu’il déroge à ses engagements pour un temps donné et en raison d’une crise grave (certains droits, tels que le droit à la vie et l’interdiction de la torture, étant indérogeables car aucune circonstance ne permet de les suspendre),
– La déchéance, qui est le fait, pour un individu, d’être déchu d’un droit en une circonstance particulière car ne pouvant l’invoquer aux fins qu’il recherche, en l’espèce, l’atteinte délibérée aux droits d’autrui.
Cette dernière restriction, qui concerne des libertés dites de communication, principalement la liberté d’expression, vise à ne pas laisser les droits énoncés dans les textes internationaux devenir des instruments d’abus et de destruction des droits d’autres personnes.
Le premier texte historique de Droits Humains à avoir connu une résonance internationale, à savoir la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, prévoyait déjà ce que l’on n’appelait pas encore, il va de soi, le principe de déchéance. Ainsi son Article 4 disposait-il, de manière générale :
«La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.»
Comme par anticipation de la source majeure des cas de déchéance – les abus du droit à la liberté d’expression – en un temps où les organisations intergouvernementales n’existaient guère que dans l’esprit d’Immanuel Kant dont le Projet de paix perpétuelle suivrait la Révolution française de tout juste six ans, la Déclaration semblait avoir tout prévu :
«Article 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.
Article 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.»
Maya Hertig Randall décrit la déchéance comme la caractéristique d’une «démocratie militante», née dans l’esprit des vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale qui avaient renversé les régimes totalitaires fascistes responsables d’atrocités comme la Shoah. Invoquer la liberté d’expression pour brandir le racisme, le sexisme, l’homophobie ou toute autre forme de haine, ce droit international hérité des luttes des peuples libres ne l’admet pas.
Dès l’adoption de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, et bien qu’il s’agisse d’une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU sans valeur juridique contraignante en soi, le ton est donné. Les deux articles closant le document ferment la porte à toute forme d’abus, en ce comprises des utilisations contraires «aux buts et principes des Nations Unies» tels qu’ils apparaissent notamment dans la Charte, instaurant ainsi, en droit international, le principe de déchéance :
«Article 29
1. L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible.
2. Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.
3. Ces droits et libertés ne pourront, en aucun cas, s’exercer contrairement aux buts et aux principes des Nations Unies.
Article 30
Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés.»
Tout texte international de Droits Humains contemporain comporte nécessairement des dispositions de type «Article 30», à commencer par les deux Pactes internationaux adoptés par l’ONU pour traduire en termes contraignants les postulats moraux de la Déclaration.
C’est l’Article 5 commun au Pacte international relatif aux Droits économiques, sociaux et culturels et au Pacte international relatif aux Droits civils et politiques qui formalise ce principe :
«1. Aucune disposition du présent Pacte ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et des libertés reconnus dans le présent Pacte ou à des limitations plus amples que celles prévues audit Pacte.
2. Il ne peut être admis aucune restriction ou dérogation aux droits fondamentaux de l’homme reconnus ou en vigueur dans tout État partie au présent Pacte en application de lois, de conventions, de règlements ou de coutumes, sous prétexte que le présent Pacte ne les reconnaît pas ou les reconnaît à un moindre degré.»
La déchéance est en cela un principe non seulement universel, mais proprement fondateur du concept de Droits Humains, car sans lui, chacun(e) attenterait aux droits d’autrui en toute impunité en invoquant les siens propres et le ou la titulaire des droits bafoués serait sans réponse.
Une solide jurisprudence européenne
A ce jour, l’instrument international de Droits Humains le mieux mis en œuvre est indéniablement la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, dont la juridiction gardienne est la Cour européenne des Droits de l’Homme et, contrairement à une idée reçue, cette Cour ne dépend pas de l’Union européenne mais du Conseil de l’Europe.
En bon traité présentant une forte concentration sur les droits civils et politiques, la Convention offre en ses dispositions une illustration claire et convaincante des trois types de restrictions des Droits Humains définies par Maya Hertig Randall et Michel Hottelier.
Exemple : Article 10
«Liberté d’expression
- Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
- L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.»
- Cependant que le paragraphe 1 énonce la substance du droit concerné, le paragraphe 2 vise les limitations possibles à l’exercice de ce droit.
- Dans le cas d’une dérogation par un État Partie à la Convention, l’article tout entier peut cesser d’exister purement et simplement au regard de la loi de l’État dérogeant.
- La déchéance se produit lorsqu’un individu commet un abus de droit, interdit pour cet article comme pour tous les autres par l’Article 17 de la même Convention, où se logent les dispositions «Article 30» locales :
«Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention.»
Rien d’étonnant dès lors à ce que la Cour dispose d’une solide jurisprudence, non moins en ce qui concerne la liberté d’expression. Une jurisprudence peuplée de cas où, en effet, la liberté d’expression des requérants a été violée – des pays comme la Turquie et la Russie se détachant nettement du lot en la matière – mais aussi, sur des plaintes semblables, de dossiers où, non, la Cour n’a vu aucune violation des Droits Humains dans la répression par les autorités des opinions exprimées. Parce qu’il y avait déchéance et que le droit à la liberté d’expression avait été utilisé de manière abusive.
Regroupées par la Cour sous le vocable «Discours de haine», les affaires de cet ordre permettent une compréhension unique du phénomène. Pour expliquer son raisonnement, la Cour met en avant deux de ses principaux arrêts, l’un en défense du principe de la liberté d’expression et l’autre en description du principe de déchéance :
«La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels [d’une] société [démocratique], l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 [de la Convention européenne des droits de l’homme], elle vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique”. Il en découle notamment que toute “formalité”, “condition”, “restriction” ou “sanction” imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi.» (Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, § 49).
«(…) [L]a tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (…), si l’on veille à ce que les “formalités”, “conditions”, “restrictions” ou “sanctions” imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi.» (Erbakan c. Turquie du 6 juillet 2006, § 56).»
Comme elle le précise plus avant, ayant à trancher des litiges portant sur des discours de haine, la Cour peut invoquer soit la limitation, soit la déchéance sous la forme de l’ «exclusion de la protection de la Convention», principe qu’explicite là encore l’un de ses arrêts :
«[I]l ne fait aucun doute que tout propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention se verrait soustrait par l’article 17 [interdiction de l’abus de droit] à la protection de l’article 10 [liberté d’expression] (…).» (Seurot c. France, décision sur la recevabilité du 18 mai 2004).
Parmi les requérants qu’elle a dû éconduire, la Cour s’est ainsi vue saisie par des individus reconnus coupables dans leur pays d’appels à la haine ethnique, raciale ou religieuse – parmi lesquels Jean-Marie Le Pen, alors Président du Front National en France – ou encore homophobe, mais aussi de faits de négationnisme et de révisionnisme, et la France est là encore bien représentée puisqu’on y trouve Roger Garaudy et, quelle immense surprise, Dieudonné.
Mais la Cour a aussi dû retoquer des plaignants convaincus de menaces contre l’ordre démocratique, d’apologie de crimes de guerre (dont, une fois de plus, des responsables du Front National), d’apologie de la violence et d’incitation à l’hostilité.
Et le terrorisme ?
Pour autant, la Cour ne juge pas le discours de «haine» stricto sensu, au sens où celui-ci ne se cantonne pas à l’acte ou l’appel en direction de la peur et du rejet de l’autre. Dans cette catégorie, la Cour classe aussi l’apologie du terrorisme, et puisqu’elle consiste à féliciter un tueur d’avoir commis un ou plusieurs assassinat(s) contre des personnes à raison de ce qu’elles sont, de ce qu’elles pensent, de ce qu’elles croient, voire de ce qu’elles représentent comme à Carcassonne où Radouane Lakdim a d’abord attaqué des CRS avant son attentat à Trèbes, celle-ci n’est-elle pas une forme des plus poussées et des plus abjectes du discours de haine ?
C’est ce qu’a appris à ses dépens un dénommé Denis Leroy, dessinateur de son état, condamné en France pour apologie du terrorisme et dont la Cour n’a pu qu’estimer la condamnation pour ces faits justifiée.
Le 13 septembre 2001, le monde entier est encore sous le choc des attentats du 11 à Washington et surtout New York, où les tours du World Trade Center se sont effondrées en direct à la télévision, causant des milliers de morts civiles. Et le dénommé Leroy, lui, se fend d’une caricature dans un quotidien du Pays basque où il parodie le slogan d’une célèbre marque de télévision, vidéo et hifi, «J’en ai rêvé, […] l’a fait», en «Nous en avions tous rêvé … Le Hamas l’a fait», ce qui était, qui plus est, factuellement faux puisque l’attentat était l’œuvre sinistre d’Al-Qaïda.
Condamné en France à une amende pour apologie du terrorisme, le dessinateur avait cru bon de se pourvoir devant la Cour – à tort. Les magistrats européens ont eu tôt fait de le renvoyer à ses planches, estimant que «le dessin ne se limitait pas à critiquer l’impérialisme américain, mais soutenait et glorifiait sa destruction par la violence», puisque «le requérant exprimait sa solidarité morale avec les auteurs qu’il présumait être ceux de l’attentat du 11 septembre 2001», ce qui fait que Leroy avait «jugé favorablement la violence perpétrée à l’encontre de milliers de civils et porté atteinte à la dignité des victimes». La Cour ajoutait que «la caricature avait pris une ampleur particulière dans les circonstances de l’espèce, que le requérant ne pouvait ignorer», ce en quoi l’on peut reconnaître aussi le climat actuel lié à l’attentat de Trèbes.
Les trois condamnés pour apologie cette fois-ci savent donc qu’il n’est guère utile pour eux de tenter un jour leur chance devant la Cour européenne, qui sait déjà bien quoi penser de tels agissements.
Un faux droit
Avant les fans inattendus de Radouane Lakdim, d’autres s’étaient déjà essayés aux louanges des sbires de Daesh, avec plus ou moins de succès au plan judiciaire et n’ayant fait qu’avouer un dogmatisme qui les aveugle aux droits d’autrui.
D’abord Jean-Marc Rouillan, ancien du groupe terroriste Action Directe, élogieux de ses successeurs de Daesh dans une émission radio diffusée à Marseille le 23 février 2016 : «Ils se sont battus courageusement : ils se battent dans les rues de Paris» alors qu’ils «savent qu’il y a 2 000 ou 3 000 flics autour d’eux». Idéologiquement satisfait de lui-même, puisque se disant «totalement hostile» à l’idéologie «réactionnaire» du groupe jihadiste, il n’a pas satisfait autant les magistrats. Condamné à huit mois de prison ferme en septembre 2016, il l’était à dix-huit mois dont dix avec sursis en appel, en mai 2017.
Puis Eric Zemmour, star du nationalisme intello-médiatique, qui déclarait le jeudi 6 octobre 2016 au magazine conservateur Causeur l’interrogeant sur le terrorisme de Daesh en France : «Je respecte des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes plus capables». Plus malin ou mieux défendu que Rouillan, Zemmour bénéficia en tout cas d’un classement sans suite de la plainte déposée contre lui pour apologie du terrorisme, le Parquet de Paris ayant estimé l’infraction «insuffisamment caractérisée». Mais les mots restent, et avec eux le mal.
Trouver du «courage» à des terroristes qui s’en prennent à des civils désarmés, et, quoi qu’en disent les magistrats, éprouver du «respect» pour eux, c’est être excessivement clair dans la négation des droits d’autrui – qui semblent ne pas compter tant qu’on se juge soi-même conforme à sa propre pensée.
Quoi qu’il en soit, le droit à la liberté d’expression pour soutenir le terrorisme, autrement dit, le droit à la liberté d’expression du terrorisme lui-même, n’existe pas. C’est un faux droit. Un droit invoqué par qui semble s’être tant lassé(e) de la démocratie, de ses règles imposant le respect de l’autre comme on s’attend à ce que s’impose aux autres le respect de soi-même, qu’il verse en ligne dans le «Viva la muerte» des partisans de Franco, croyant être de ceux qui vont «tout faire péter» mais ne faisant que sacrifier son libre arbitre à une organisation fasciste utilisant un discours et des attributs islamistes, organisation pour laquelle l’intéressé(e) n’existe même pas.
Un faux droit, mais une vraie atteinte aux Droits Humains. Dire qu’un groupe terroriste, même représenté par une seule personne, a raison en quelque manière de tuer qui il voit comme un ennemi du seul fait même qu’il vive, c’est encourager «la destruction des droits et libertés» consacrés par le droit international, à commencer par le droit de vivre, sans lequel aucun droit n’a de valeur.
La lutte contre le terrorisme peut présenter un danger pour les Droits Humains, inquiétude indéniable autant que légitime. Mais lutter contre le terrorisme, c’est aussi lutter pour les Droits Humains. A commencer par la lutte contre l’apologie du terrorisme.