Après quasiment sept ans de barbarie, la Syrie va-t-elle devenir de droit une zone de non-droit ?

C’est en tout cas ce que propose d’accomplir la conférence «de paix» conviée pour le 30 janvier, dans la station balnéaire sur la Mer Noire de Sotchi qui fit les beaux étés des dirigeants soviétiques, par les Présidents Vladimir Poutine de Russie et Hassan Rohani d’Iran. Une conférence à laquelle la Coalition de l’Opposition syrienne, principal organe politique de la révolution de mars 2011, n’est pas invitée. Et pour cause.

Quiconque entend prendre part à la conférence doit avaliser en préalable le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad. Et, accessoirement, quelques amendements mineurs à la constitution syrienne qui permettraient à Assad de rester Président en perdant quelques pouvoirs et d’effectuer encore deux mandats à la tête du pays.

Adieu toute perspective de jugement, devant la Cour pénale internationale ou un tribunal ad hoc, du tyran dynastique pour les forfaits de son régime, au premier rang desquels les attaques chimiques, comme dans la Ghouta et à Khan Cheikhoun.

Bref, une capitulation chic offerte aux rebelles syriens, qui ont répondu à travers le monde lors d’une conférence en ligne le 20 janvier dernier qu’ils refusaient d’aller à Sotchi, considérant quiconque s’y rendrait en prétendant les représenter comme ayant quitté leur cause et rallié Assad. Quoi de plus logique ?

Car ce qui ne l’est pas – logique – et le point fut abordé par nombre des orateurs, c’est pourquoi et comment Vladimir Poutine, dont les troupes sont à pied d’œuvre en Syrie depuis 2015, officiellement contre Daesh mais dans les faits contre l’Armée syrienne libre, peut bien se proclamer faiseur de paix pour le peuple syrien alors que ses armées occupent le pays et y tuent à l’envi. Pour poser la question et, probablement, y répondre aussi, il suffit d’évoquer un seul chiffre : 5 783.

Quelle paix dans la barbarie ?

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Al-Khalidiya, dans la banlieue de Homs, dévastée comme l’est toute la Syrie. (Reuters/Yazan Homsy)

C’est le nombre de civils tués en Syrie par les forces armées russes depuis septembre 2015, nombre qui en renferme un autre plus atroce encore – 1 596 enfants. Non seulement les frappes russes contre Daesh n’ont été au mieux qu’épisodiques, mais Moscou, venu non pour les jihadistes mais les révolutionnaires, a même tué moins encore de ceux-ci que de civils désarmés.

Le Réseau syrien pour les Droits Humains (Syrian Network for Human Rights ; SNHR), qui affirme dans un récent rapport «disposer d’une liste des civils, femmes, et enfants qui ont été tués dans ces attaques [imputables aux forces russes]», en donne les statistiques suivantes, accablantes :

Du 30 septembre 2015 au 31 décembre 2017 :

– Non moins de 5 783 tués, dont 1 596 enfants et 992 femmes,

– Non moins de 294 massacres (meurtres de cinq individus non-combattants ou plus en même temps),

– Non moins de 53 membres du personnel médical tués,

– Près de 817 attaques contre des installations civiles vitales, dont 141 contre des locaux médicaux,

– Près de 217 attaques aux sous-munitions,

– Près de 113 attaques aux munitions incendiaires.

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Capture d’écran

Comment croire à une quelconque tentative de «paix» en Syrie de la part d’un pays dont les forces armées y commettent des atteintes grossières et répétées au droit humanitaire international ? C’est bien là ce que souligne, et comment ne le pourrait-il pas, le SNHR : «Si la Russie veut avoir une quelconque influence politique, elle doit d’abord présenter ses excuses et reconstruire ce qu’elle a détruit».

Même le désir de paix, aussi désespéré soit-il, face à l’interminable drame syrien ne permet pas d’espérer quoi que ce soit d’une «conférence de paix» ainsi fondée sur un mensonge.

Paix ou statu quo ante ?

C’est pourtant ce à quoi s’obstinent certains, qui se rendent aux «négociations» organisées ou soutenues par la Russie, notamment à Astana (Kazakhstan), alors que le seul cadre légal international en la matière est celui que fixe le Communiqué de Genève du 30 juin 2012, suite à la réunion dite «Genève I», dont les termes sont réaffirmés par la Résolution 2254(2015) du Conseil de Sécurité de l’ONU.

Sans même qu’il soit besoin d’en examiner le contenu en détail, au moins un point de la résolution se voit tout simplement balayé par Sotchi, en l’espèce le paragraphe 4 prévoyant « un processus politique dirigé par les Syriens et facilité par l’Organisation des Nations Unies, qui mette en place, dans les six mois, une gouvernance crédible, inclusive et non sectaire, et arrête un calendrier et des modalités pour l’élaboration d’une nouvelle constitution, et se dit favorable à la tenue, dans les 18 mois, d’élections libres et régulières, conformément à la nouvelle constitution, qui seraient conduites sous la supervision de l’ONU, à la satisfaction de la gouvernance et conformément aux normes internationales les plus élevées en matière de transparence et de responsabilité, et auxquelles pourraient participer tous les Syriens, y compris de la diaspora, qui en ont le droit […] ».

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Une réunion sur la Syrie en 2014 à Genève. (U. S. Department of State)

Foin de cela à Sotchi. Une constitution actuelle à peine amendée, prévoyant des pouvoirs réduits pour Bachar al-Assad mais lui permettant de rester en place et d’effectuer deux mandats de plus à la présidence. Si élections il y a, Sotchi les veut immédiates, histoire de ne donner à personne le temps de réfléchir et d’utiliser un vote démocratique comme otage de sa prétendue légitimité.

Sans ce préalable élémentaire, au moins un Droit Humain déjà est bafoué au nom de la «paix», celui qu’énonce ainsi l’Article 21.3 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, fondement reconnu du droit international des Droits Humains : «La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote». En quoi ce droit est-il servi par un vote précipité ? Aussi peu et mal que par un vote sans cesse reporté.

La seule «paix» possible dans ces conditions, si tant est qu’il en existe une, c’est le statu quo ante, le retour à la pure dictature des Assad qui emprisonne et torture quiconque élève la voix, la pure et simple capitulation de la révolution qui s’est élevée en mars 2011 contre cet arbitraire héréditaire, cette révolution qui fut d’abord pacifique, à l’instar de celles ayant renversé les dictatures de Tunisie et d’Égypte, mais contrainte de prendre les armes face à une répression inhumaine et démesurée de Damas. En tout et pour tout, un retour à la case départ.

Daesh en rêvait, Assad l’a fait

Non, pire encore en fait. L’officialisation comme méthode de gouvernement du meurtre, de la torture, de la peur qui force à fuir, en un mot du terrorisme.

Les terroristes, répondraient Vladimir Poutine et Bachar al-Assad, ce sont ceux de Daesh. Jamais l’organisation terroriste elle-même ne s’en est cachée, elle qui a revendiqué des attentats à travers le monde, des États-Unis à l’Australie, parmi lesquels les tragiques attaques de janvier et novembre 2015 à Paris en commençant par l’assassinat de la fonctionnaire de police Clarissa Jean-Philippe à Montrouge le 8 janvier 2015. Ce «califat» qu’elle avait créé sur la frontière irako-syrienne se voulait le premier État terroriste au monde, rêvant d’imposer à la terre entière son non-droit militant comme exercice légal et légitime du pouvoir. Nul ne peut nier une telle évidence.

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Raqqa, l’une des villes symboles du martyre syrien. (Mahmoud Bali/VOA)

Pour autant, ni la Russie ni le régime Assad ne peut se vanter de réussites spectaculaires contre Daesh au plan militaire, la première n’ayant guère frappé le groupe terroriste et le second, bon client de Daesh qui lui vendait du pétrole, s’étant contenté de quelques ballets macabres avec lui, en particulier à Yarmouk et Palmyre. Ni Russes ni «fantômes», miliciens du régime, n’ont vaincu Daesh ; Poutine et Assad disaient en rêver, les soldats irakiens et les combattants kurdes l’ont fait, et ce n’est pas un rêve.

En revanche, il pourrait bien devenir un cauchemar pour tout le monde de voir le terrorisme d’État d’Assad validé comme pratique gouvernementale à Sotchi, comme se le promettent les leadership russe et iranien. Daesh en rêvait, il est vaincu ; Assad l’a fait, ou presque, et se voit déjà couronné vainqueur.

Dire non à Sotchi, c’est dire oui au droit

Personne ne pourra empêcher Russes et Iraniens de tenir la conférence de Sotchi, ni ceux des Syriens révolutionnaires qui s’y rendraient de se fourvoyer. Mais il n’existe aucune obligation, pour quelque personne ou organisation que ce soit, d’en avaliser ensuite le contenu, toute résolution politique étant vidée de son sens si elle n’est pas mise en œuvre sur le terrain. C’est là un fait qui n’échappe pas, par la force des choses, à Moscou et Téhéran, puisque les deux puissances ne font pas autre chose depuis près de six ans au processus de Genève.

Proposer au peuple qui subit la pire catastrophe humanitaire depuis la Seconde Guerre Mondiale une paix qui foule au pied le droit, du mépris de la volonté de ce peuple à la consécration du terrorisme comme mode de gouvernement, c’est au mieux inconscient et au pire cynique. Or, ni Vladimir Poutine ni Hassan Rohani n’est un inconscient.

Refuser d’assister à Sotchi, puis d’en valider les décisions, c’est réaffirmer la primauté du droit et la nécessité d’une paix qui soit fondée sur le droit. Elle seule pourra offrir un avenir différent au peuple syrien, ce que ne fera jamais la tyrannie du passé.