Avec la montée en puissance de la Russie de Vladimir Poutine, qui a repris la main dans l’ex-Union soviétique en annexant la Crimée et coupant en deux l’Ukraine, puis au Moyen-Orient en s’immisçant dans le conflit en Syrie, ayant réussi ce que l’URSS avait toujours rêvé sans y parvenir – influencer l’opinion dans le monde anglo-saxon pour faire triompher sa cause, d’abord à travers Nigel Farage et le vote pour le Brexit défendu par son parti, l’UKIP, puis avec l’élection de Donald Trump en tant que Président des États-Unis, le monde vit «la fin de la fin de la guerre froide».

Adieu les espoirs d’un ordre international libéral, basé sur la prééminence des institutions internationales, à commencer par l’ONU, qui avaient suivi la dissolution de l’Union soviétique par Mikhaïl Gorbatchev fin 1991. Depuis 2008 et la guerre de Géorgie, mais plus encore 2012 et le retour à la présidence russe de Vladimir Poutine après un «exil» au poste de Premier Ministre pour raisons constitutionnelles, c’est vers un ordre international réaliste, reposant sur les rapports de force, que se réorientent les relations internationales.

C’est dire si le monde avait des raisons d’observer avec angoisse l’élection présidentielle française, où une victoire de Marine Le Pen, elle aussi soutenue, ouvertement, par Vladimir Poutine, aurait voulu dire la domination totale russe, exception faite de la seule Chine, au Conseil de Sécurité de l’ONU et, à coup sûr, la fin à court terme de l’Union européenne (UE).

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Vladimir Poutine

Pour qui observe tant soit peu la vie politique interne de la Russie, Vladimir Poutine ne fait guère plus de cas des droits de ses administrés que de ceux des pays étrangers, rompant nettement avec l’orientation démocratique, même imparfaite, prise par son prédécesseur Boris Eltsine.

En cela, Poutine réalise l’un de ses rêves – le retour à une culture politique et juridique autoritaire de type soviétique, basée sur la suprématie de l’exécutif et proscrivant toute idée de droits dite «à l’occidentale», une culture répressive qui n’avait jamais cessé d’exister dans d’autres pays de l’ex-URSS, parmi lesquels le Bélarus, devenu la dernière dictature d’Europe, et parmi les anciennes républiques soviétiques du sud, le Tadjikistan.

Une indépendance tachée de sang

Si, dans la plupart des douze républiques qui composaient l’Union soviétique après l’indépendance accordée aux trois pays baltes – Lituanie, Lettonie et Estonie – dans la foulée du putsch manqué d’août 1991, la dislocation de l’ancienne superpuissance et l’indépendance de fait se sont déroulées sans violence, il en est deux où, après la disparition de la mainmise du Kremlin, les armes ont parlé. La Géorgie, où le Président nationaliste Zviad Gamsakhourdia et ses partisans affrontèrent ceux de l’opposition, emmenée notamment par l’ancien Ministre des Affaires Étrangères soviétique Edouard Chevardnadze qui devint plus tard lui-même Président du pays, et le Tadjikistan, république d’Asie centrale qui se distingue de ses voisins, le Kirghizistan et l’Ouzbekistan, en n’ayant pas, outre le russe, une langue nationale d’origine turque mais iranienne, le tadjik étant un proche parent du farsi de l’Iran aussi parlé, par-delà la frontière méridionale, en Afghanistan.

L’indépendance fut suivie, en 1992, d’une guerre civile entre le pouvoir en place à Douchanbé, communiste conservateur, et une coalition regroupant diverses forces politiques, tant démocratiques et libérales qu’islamistes.

Ce n’est que cinq ans plus tard qu’une paix fut conclue sous l’égide de l’ONU, consacrant le pouvoir du Président de l’ancien Parlement communiste, Emomalii Rahmon, toujours à la tête de l’État dans ce qui est aujourd’hui la république la plus pauvre de l’ancienne Union soviétique.

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Emomalii Rahmon et Vladimir Poutine

Tout aussi pauvre y est le respect des Droits de l’Homme et, sans surprise, la profession d’avocat en fait les frais, décimée par un antiterrorisme sans nuance façon post-11 Septembre.

L’avocat, présumé complice du terrorisme

Bon point pour le Tadjikistan, le pays célèbre chaque année une «Journée nationale de l’Avocat» le 26 mai, date-anniversaire de la création du premier barreau tadjik en 1922. Mais cette année, pour la profession, la célébration ne sera pas une fête.

Dans un rapport rendu le 24 mai, Amnesty International révèle que le Gouvernement tadjik a mis en œuvre de multiples tactiques répressives pour «intimider, faire taire et écraser les avocats du pays, les punissant pour le seul exercice légitime de leur devoir professionnel». En témoigne, au premier plan, les radiations massives qui ont ramené le nombre d’avocats dans le pays de mille deux cents en 2015 à simplement six cents aujourd’hui, soit plus de la moitié de l’avocature tadjike rayée de la carte. Des amendements à la loi sur les préalables à l’habilitation des avocats adoptés en 2015, ramenant l’entier processus sous le contrôle exclusif du Ministère de la Justice, en sont les fautifs.

Certes, en termes de terrorisme, le pays est exposé. Voisin de l’Afghanistan, dont il partage presque la langue, le pays soutenait activement, avant les attentats du World Trade Center et du Pentagone, l’Alliance du Nord afghane luttant contre le régime des Talibans, et dont le légendaire chef de guerre assassiné dans son fief, le Commandant Ahmed Shah Massoud, était un Afghan de l’ethnie tadjike qui représente un bon tiers de la population du pays. Après le 11 Septembre, le Tadjikistan ouvrit ses bases aériennes à la coalition internationale qui chassa les Talibans du pouvoir, Douchanbé offrant toujours sa pleine coopération militaire aux États-Unis et à l’OTAN aujourd’hui.

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Un hommage au Commandant Massoud

Mais dans le même temps, la loi tadjike, comme celles de bien d’autres anciens pays communistes devenus après 1991 de farouches alliés des États-Unis, a pris quant à elle le chemin du Patriot Act, loi d’exception votée par le Congrès républicain sous l’impulsion de George W. Bush, celle-là même qui a permis l’internement de suspects à la base américaine de Guantánamo Bay sur le territoire de Cuba. C’est ainsi qu’un délit d’ «extrémisme» est apparu en droit tadjik, et outre celui qui s’en voit accuser, malheur à l’avocat qui ose le défendre.

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Maître Buzurgmekhr Yorov

En septembre 2015, Maîtres Buzurgmekhr Yorov et Nuriddin Makhkamov, qui représentaient des membres du Parti de la Renaissance Islamique du Tadjikistan interdit de fraîche date par les autorités, se sont eux-mêmes trouvés, sur ce seul fondement, au banc des accusés sous des charges liées au terrorisme. Condamnés à plus de vingt ans de réclusion chacun, ils sont désormais détenus sans que leurs familles puissent leur rendre visite, ou si peu.

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Maître Nuriddin Makhkamov

Leur arrestation sema un vent de panique chez leurs confrères. Celle d’entre eux qui prit leur dossier, Maître Muazzamakhon Kadyrova, apprit un jour que les autorités s’apprêtaient à venir l’arrêter elle aussi. Elle dut fuir le pays en urgence.

Amnesty International demande la libération de Maîtres Yorov et Makhkamov, exigeant du Gouvernement tadjik une liberté pleine et entière pour les avocats d’exercer leur métier sans crainte de représailles.

Dans l’ombre de l’antiterrorisme à la Poutine

Plus un pays menace, condamne et emprisonne ses avocats, plus les droits de la population dans son entier sont en danger. Un Tadjikistan qui vient d’adopter une loi imposant aux parents de donner à leurs enfants des prénoms typiques tadjiks – à l’image de ce que prône, en France, le Front National – ne peut rien cacher sur ce plan-là de ses intentions répressives, sous couvert d’antiterrorisme mais, hélas pour lui, tout ce que le pays prouve ainsi, c’est qu’il a un antiterrorisme de retard.

De tels excès dans les années 2000, pour injustifiables qu’ils soient en droit international, trouvaient malgré tout des excuses de la part de certains gouvernements qui, pour peu que leurs constitutions ne soient pas si démocratiques ou, dans le cas d’anciens satellites de Moscou, ne le soient pas devenues, auraient bien pris un chemin semblable. Le phénomène des «restitutions extraordinaires» de suspects de terrorisme, capturés dans un pays donné puis transférés clandestinement dans un autre, n’en fut pas l’illustration la moins sombre.

Bien avant la Géorgie et l’avènement de Barack Obama, le Vladimir Poutine allié de George W. Bush n’y trouvait en rien à redire, et pour cause. Lui-même confronté au terrorisme islamiste en Tchétchénie et au Daghestan, dans le sud de sa Fédération de Russie, était adepte de la méthode forte, jusqu’à la barbarie en écho aux violences des terroristes. C’était avant qu’il ne préfère envoyer ses jihadistes rejoindre Daesh en Syrie.

Il est loin, le Tadjikistan, dans ses montagnes. Loin, ce pays que jamais la mer n’a touché. Mais la manière dont son Gouvernement traite les avocats, elle, est peut-être plus proche de nous qu’on peut le croire, dans les rêves des fans de Poutine qui verraient bien les Barreaux français mis au pas de même manière.

Un tiers des électeurs français affirmant vouloir Vladimir Poutine au pouvoir en France, c’est autant de gens, dans la profession judiciaire ou en dehors, pour qui Douchanbé représente un idéal, celui d’une profession d’avocat entièrement soumise aux diktats de l’antiterrorisme fantasmé, celui qu’incarne en France, de manière «soft», l’état d’urgence.

Un tiers des Français aptes à s’exprimer aux urnes qui disent, au moment du choix ultime, qu’ils se sentiraient mieux dans l’ombre de Poutine que, comme le chantait Michel Delpech, sous le soleil de Marianne, c’est autant de raisons d’oublier cette insignifiante géographie et de s’inquiéter du sort des avocats muselés du Tadjikistan.

Et, pour eux comme pour nous, de se battre toujours.