Jamais il n’a été aussi difficile, où que l’on soit dans le monde, de défendre les Droits de l’Homme. Du moins sans paraître aussitôt quelqu’un qui est «pour» ou «contre», qu’il s’agisse du gouvernement du pays où l’on vit, de la religion majoritaire ou d’une autre minoritaire, d’un groupe ethnique ou culturel donné – bref, défendre les droits pour défendre les droits, la politique mondiale d’aujourd’hui ne l’admet pas. En Palestine, où se poursuit voire s’étend l’occupation par Israël de territoires qui ne lui sont pas internationalement reconnus, le Gouvernement de Benyamin Netanyahu est allé encore plus loin : quiconque critique tant soit peu la politique gouvernementale israélienne est antisémite, haineux des Juifs parce qu’ils sont des Juifs, écrasant ainsi l’idée même de droits pour le peuple palestinien et attribuant à Israël la représentation de l’ensemble des Juifs dans le monde alors que les Israéliens eux-mêmes sont loin d’unanimement approuver son action. En plus de quoi le Premier Ministre, sans s’en soucier plus que cela, raye de la carte ses propres compatriotes non-Juifs.

Tout climat délétère bâti sur des accusations fallacieuses de racisme déborde inéluctablement ceux qui en sont à l’origine, et toujours, à un titre ou à un autre, les conséquences en sont tragiques. C’est ce qu’affronte actuellement Nada Kiswanson, avocate aux Pays-Bas, qui représente en Europe et auprès de la Cour pénale internationale (CPI) l’organisation israélienne Al-Haq (en arabe, «le droit»), créée en 1979 et qui se consacre exclusivement à la défense des Droits de l’Homme dans les Territoires palestiniens. Elle compte parmi ses anciens cadres l’avocate jordano-palestinienne Mona Rishmawi, aujourd’hui Cheffe du Département État de droit, Égalité et Non-Discrimination au Haut Commissariat des Nations Unies pour les Droits de l’Homme.

C’est à l’initiative d’Al-Haq que l’Autorité palestinienne s’est jointe au Statut de Rome de la CPI après la campagne militaire dévastatrice menée par Israël à l’été 2014 à Gaza, de même que l’organisation, associée pour l’occasion au Centre al-Mezan pour les Droits de l’Homme, à Addameer et au Centre palestinien pour les Droits de l’Homme, a soumis à la Procureure, Fatou Bensouda, plusieurs communications demandant que la CPI enquête sur la question.

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Le logo de l’organisation Al-Haq (Site officiel)

Dans un appel urgent lancé le 11 août, l’Observatoire pour la Protection des Défenseurs des Droits de l’Homme, organisme cogéré par la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH) et l’Organisation mondiale Contre la Torture, décrit l’avocate jordanienne et suédoise, spécialiste de Droits de l’Homme et basée à La Haye, comme étant la cible d’attaques «constantes, bien orchestrées et graves», parmi lesquelles des «menaces de mort, interférences dans ses communications, intimidations, manœuvres de harcèlement et propos diffamatoires».

Pour Al-Haq ainsi que pour d’autres organisations palestiniennes, Maître Kiswanson officie en tant qu’agent de liaison auprès du Bureau de la Procureure de la CPI, transmettant à ses services les informations que veulent lui fournir ces organisations en vue d’éclairer la Procureure dans son examen en cours de la situation en Palestine. Et pour certains, en soi, c’est un crime.

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Maître Nada Kiswanson (Compte Twitter NRC, Pays-Bas)

«En sécurité nulle part, pourvu que ça dure»

En février, un proche parent de Maître Kiswanson fut abordé par un individu se présentant sous un faux nom. Si elle ne cessait pas immédiatement son travail sur la Palestine, disait l’inconnu, elle serait «éliminée».

Depuis lors, poursuit l’Observatoire, l’avocate fait l’objet d’attaques «sophistiquées», trop pour être l’œuvre d’individus ou d’organisations ne disposant pas des moyens et du savoir-faire d’une structure moderne et performante.

Dans des appels téléphoniques incessants et des messages par toutes sortes d’autres canaux, Maître Kiswanson et sa famille reçoivent des menaces indirectes mais explicites contre sa vie et sa sécurité personnelle. La plupart du temps, ses importuns utilisent un faux nom unique ; dans certains cas, pourtant, Maître Kiswanson et des personnes de son entourage ont été contactées par des individus n’hésitant pas à se faire passer pour les représentants d’organisations internationales ou intergouvernementales, parfois même pour des responsables ministériels néerlandais.

En mars dernier, il a ainsi été affirmé à l’avocate qu’un «grand danger» la menaçait, ainsi que Shawan Jabarin, Défenseur des Droits de l’Homme (DDH) de Ramallah (Cisjordanie), Directeur général d’Al-Haq et Vice-président de la FIDH.

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Shawan Jabarin (g.), s’exprimant lors d’une rencontre en janvier 2013 au siège d’Amnesty International France

Le mois dernier, croyant répondre à l’appel d’un proche parent en Jordanie, Maître Kiswanson entendit en fait lui parler l’auteur des menaces à son endroit. Il lui disait savoir où elle se trouvait, être informé de son intention de se rendre prochainement en Palestine et être prêt à l’y rencontrer.

Dans le même temps, des milliers de faux prospectus portant le logo d’Al-Haq avaient été distribués dans le quartier de résidence de Maître Kiswanson, comportant des informations personnelles sur l’avocate, notamment son adresse, et présentant de manière mensongère Al-Haq comme soutenant des entreprises de radicalisation religieuse aux Pays-Bas, un «appel aux dons» y étant lancé et l’adresse indiquée pour les «dons» étant celle de Maître Kiswanson.

Mais le point culminant fut atteint ce mois-ci, sous la forme d’un message téléphonique crypté et émis depuis un numéro téléphonique prépayé donc «jetable», disant à Maître Kiswanson qu’elle n’était «en sécurité nulle part, pourvu que ça dure».

Un professionnalisme suspect

L’Observatoire relève avec inquiétude que la campagne d’intimidation et de harcèlement contre Maître Kiswanson démontre l’utilisation de technologies avancées, associée à la capacité d’atteindre une personne où qu’elle soit dans le monde.

C’est depuis plusieurs pays européens que l’avocate a ainsi été contactée, pas seulement des Pays-Bas qui demeurent toutefois la principale provenance des menaces. Outre le piratage des adresses courriel, parmi lesquelles celles d’un employé d’Amnesty International, l’auteur des menaces maîtrise l’utilisation des numéros portable prépayés «jetables», en tant que tels indétectables. Et, bien sûr, la mise en œuvre de telles ressources nécessite le recours à des fonds substantiels, dont tout le monde, même en Europe, ne dispose pas.

Pour le Middle East Monitor, tout viendrait de l’étranger et serait, au vu des moyens employés, l’œuvre d’une agence étatique. «Les autorités néerlandaises prennent la question très au sérieux», poursuit le journal en ligne, «les Ministères des Affaires Etrangères, de la Sécurité et de la Justice, ainsi que le Coordonnateur national pour l’Antiterrorisme, en ayant pleinement connaissance». Des mesures de protection policière ont par ailleurs été prises pour Maître Kiswanson et sa famille.

Comme le relate le New York Times, et sans surprise, l’avocate soupçonne Israël. Le Ministère israélien des Affaires Étrangères s’est quant à lui refusé à tout commentaire sur l’affaire, évoquant des «allégations farfelues».

Naturellement, une enquête policière est en cours aux Pays-Bas – et la nature même de l’affaire fait qu’il ne s’agit pas là d’un simple enjeu d’ordre public ou de sécurité intérieure.

«Ces menaces constituent des crimes de haine»

Toute organisation intergouvernementale, comme l’est la CPI, doit établir son siège sur le territoire de l’un de ses États membres, qui en devient le pays hôte. Ainsi les Pays-Bas sont-ils celui de la juridiction pénale internationale en vertu d’un accord de siège conclu à cette fin entre la CPI et le Gouvernement néerlandais.

La Coalition pour la Cour pénale internationale, organisation non-gouvernementale (ONG) américano-néerlandaise dirigée par l’Américain William Pace, note en apportant son soutien à Maître Kiswanson que l’accord de siège de la CPI oblige les Pays-Bas à concourir activement au fonctionnement de la Cour dans la sécurité et l’efficacité.

Une clause séparée prévoit plus avant que le pays hôte «prend les mesures nécessaires pour faciliter l’entrée, le séjour et l’emploi» des représentants d’ONG ainsi que des membres de leur famille dans le cadre des travaux de la CPI. D’où le besoin, relève la Coalition, pour la CPI et les ONG de créer en concertation les conditions de sécurité permettant l’accomplissement de ces obligations. Le sort actuel de Maître Kiswanson en démontre l’urgence.

«A travers le monde,» a ainsi déclaré William Pace, «les attaques contre les Défenseurs des Droits de l’Homme se multiplient. Celles et ceux qui se battent pour qu’il soit fait justice à toutes celles et tous ceux touché(e)s par les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre remplissent une fonction cruciale à la défense des Droits de l’Homme. Les menaces contre ces acteurs de la justice internationale aux Pays-Bas sont des menaces non seulement contre la CPI, mais aussi contre le droit international et la justice internationale eux-mêmes, dans leur entier. De telles menaces violentes contre des personnes permettant à la CPI de fonctionner sont en elles-mêmes des crimes de haine.»

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William Pace (Capture d’écran Youtube)

Dès 2015, des menaces contre Al-Haq

Outre ses demandes aux autorités néerlandaises pour une enquête soutenue et approfondie, ainsi que pour des mesures de protection pour tous les DDH aux Pays-Bas en ce comprises une déclaration officielle condamnant les menaces contre Maître Kiswanson et la création d’un mécanisme spécial pour assurer la sécurité de toute personne œuvrant en quelque qualité que ce soit au sein de la CPI, l’Observatoire en appelle à Israël, reprochant aux autorités du pays leur dénigrement public permanent envers les DDH, tant sur place qu’à l’étranger lorsqu’ils s’en prennent aux manquements israéliens en matière de Droits de l’Homme dans les Territoires palestiniens.

L’organisme note à cet égard que, depuis l’année dernière, Al-Haq elle-même est visée par une campagne de dénigrement accompagnée de menaces.

En septembre 2015, des accusations de fraude et de corruption furent portées contre l’organisation, bientôt imputées à la firme internationale Ernst & Young et à l’Autorité palestinienne qui démentirent formellement l’une et l’autre y être pour quoi que ce soit. Au début de cette année, le personnel d’Al-Haq rencontra des interférences non identifiables dans ses systèmes courriel et ses portables, certaines adresses ayant été, tout comme celle d’un permanent d’Amnesty International ayant servi à menacer Maître Kiswanson, piratées.

Ce fut aussi pour Al-Haq le temps des cyberattaques à coups de courriels contenant des «chevaux de Troie», ainsi que de la divulgation d’informations confidentielles à ses membres du personnel, donateurs et partenaires.

En février dernier, le début du harcèlement contre Maître Kiswanson aux Pays-Bas coïncida en Palestine avec une flambée de violence contre Shawan Jabarin – cependant que la CPI progressait dans son examen de la situation en Palestine et que, du côté de l’Union européenne, des mesures étaient prises pour l’étiquetage spécifique des produits israéliens en provenance des Territoires palestiniens.

S’il n’est pas possible d’établir un lien direct entre ces manœuvres et le Gouvernement de l’État d’Israël, comment exclure que des éléments ou groupes nationalistes et/ou fanatiques, ayant éventuellement accès à des moyens techniques étatiques de par des sympathisants membres de la fonction publique, puissent exercer de cette manière de terribles représailles contre Al-Haq, ce à quoi le discours hostile, avéré quant à lui, des autorités d’Israël envers les DDH n’aura pu que les encourager ? Le mépris, quand ce n’est pas l’hostilité, dont font preuve les gouvernants envers les DDH où que ce soit dans le monde n’est jamais sans être vite suivi d’effet.

En admettant qu’Israël n’y soit pour rien …

Bonne foi, prudence, équité, respect du contradictoire, présomption d’innocence – les notions ne manquent pas en droit pour proscrire toute attitude conspirationniste, celle consistant à porter des accusations, fût-ce par insinuation, en ne se basant que sur des apparences et/ou des rapprochements hâtifs, en tout cas sans preuve.

Quand bien même il s’avérerait que les nuisances causées à Maître Nada Kiswanson proviennent bien du territoire israélien, l’on ne saurait pour autant conclure sur ce seul fondement que les autorités en sont les instigatrices.

Mais les imprécations gouvernementales israéliennes, imputations d’antisémitisme à l’appui, ont bel et bien causé un tort considérable aux DDH tant sur le terrain qu’au-delà des frontières – jusqu’à Maître Kiswanson qui voit aujourd’hui son entière existence infectée par le venin de la calomnie et du harcèlement.

Alors que déjà les Néerlandais enquêtent, Israël s’enorgueillirait de faire de même, en toute transparence et dans une pleine coopération avec la justice des Pays-Bas. Il y va de la sécurité de Nada Kiswanson, de sa vie peut-être. Aucun discours identitaire ou nationaliste outragé ne vaut qu’une avocate doive se résigner à travailler au risque même de n’y pas survivre.